Œuvres Tome II, Victor Segalen en La Pléiade (par Didier Ayres)
Œuvres Tome II, Victor Segalen, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, novembre 2020, 1312 pages, 62,50 €
Écrire puis disparaître
Si l’on embrasse la totalité des textes de l’édition de La Pléiade des deux tomes de l’œuvre écrite de Segalen, l’on croise des registres différents : romans – parfois un peu hybrides –, poèmes – qui dépassent le genre en ajoutant par exemple des mises en page nouvelles –, essais – où court sur plusieurs années l’épiage d’un seul mot –, travaux de biographe – sur des sujets où c’est davantage l’absence que la présence de l’auteur biographié qui sous-tend la démarche du poète – ou pages de dossiers non finies, journaux parfois détruits, donc un univers polygraphique d’importance.
Pour moi, ce qui compte davantage encore, c’est que l’on se trouve devant une littérature instable, où la sensibilité est telle qu’elle oblige à une attention plus grande, en partie à cause de cette impression d’un texte plein d’angles, de coins de toits ou de murs, d’arêtes comme celles de pierres votives, de points de fuite qui toujours rappellent que le poète voyage.
Le point absolu de cette quête, que l’édition critique met bien en valeur et que l’on devine, c’est que Segalen n’existe que pour écrire, afin que sa vie de voyageur ne se transforme pas en un voyage touristique, mais en une relation, une translation, une transsubstantiation des paysages. Le poète est regard. Il est œil. Il est vision. Il est aperçu. Son travail consiste, en se déplaçant, à condenser le voir dans le dit, images physiques se reportant sur des images métaphysiques. Car la cadence chantée, cette sorte de prière qu’il a dû rencontrer au travers du moulin à prières tibétain, devient son propre mantra.
Temple donc, temple chinois qui devient temple de l’écriture, écriture à peine baroque, mais qui se calque mieux sur cette rigidité chatoyante des décors de la Chine, nonobstant la possibilité qu’il s’offre de disserter brillamment sur les mille ans de la peinture de montagne, ou sur diverses œuvres peintes. Il emprunte probablement au Parnasse ou au Symbolisme, mais ne se perd pas dans les lumières d’une école, et invente ses couleurs : les rouges, les violets des lampions fabriqués dans les échoppes de Shangaï, des eaux boueuses du fleuve Jaune, des reflets irisés des mers lointaines.
Danse de mort ? Obsédante inquiétude des choses vues ? Livre à peine achevé qui s’enfonce déjà dans sa propre polygraphie ? Comme se brûlent les chaudes phalènes de l’Orient ? Est-ce une Autre qu’il cherche et désigne comme point d’aboutissement du désir ? Autre comme un soi-même ? Segalen s’adonne à sa rêverie. Et à la manière de tout vrai écrivain, il déduit de l’impossibilité de tout retenir à jamais dans son poème, d’immobiliser la chose vacante, de faire écriture son observation, de saisir le vrai, de tenir la vérité et la vie au sein du langage écrit, qui, telles des actions désespérées, ne sont au bout du compte qu’un feu long promis à la poussière du temps, au souvenir, et par là, à la mort, cet écrivain déduit que d’ores et déjà, disparaître est souverain dans l’acte de la création. C’est pour cela que le livre n’existe que par le temps elliptique de la lecture du liseur.
Pour ce qui me concerne, j’ai adopté plusieurs vitesses de lecture, marchant quelquefois lentement ou relisant – par exemple quand il me fallait noter ici ou là quelques traits saillants de l’œuvre que je ne voulais pas perdre, et que cela faisant, il me fallait revenir sur un paragraphe ou une page. Ou bien à vive allure, pour essayer de repérer un ensemble, l’architecture d’un texte. Je veux dire par là, que ma lecture n’a rien épuisé. Elle a été une quête renouvelée pour trouver des clés, des éclairages, mieux dessiner en for intérieur tel massif montagneux, tel méandre d’un grand fleuve, telle laque historique. Cependant, je me suis porté plusieurs fois à la dernière ligne de l’ouvrage (considérant les derniers mots du poète, même si cette supposition est peut-être imaginative) : « Mais, l’Œuvre se dresse, en dehors de tout, explicable, existante avant tout ». Comment dire mieux ?
En vérité, j’avoue que j’ai trouvé mon Segalen, celui dont le destin a été opaque à lui-même, écrivant car pris par un dessein, un dessin poétique où l’intention n’est pas sociale, mais artistique, donc inévaluable. Être poète n’est ni une fonction ni une représentation, mais consiste à se tenir à la frontière du dicible, morbidement en un sens, dans un vertige, un éblouissement capables de susciter le poème, vapeur nerveuse de toute fabrication de la beauté. Là, le fameux « dessin dans le tapis », figure centrale du poète qui se montre presque malgré lui, que l’on déchiffre, pris tout d’abord par son essence, celle du regard, prisonnier d’un décor qu’il surligne, signalant ainsi un Segalen divisé. Cette « image » est celle d’un être frappé par la schize angoissée d’une dépression souterraine, cachée, agissante, détruite par ce qui la formule.
C’est le contact ; la sensation tactile ; la prise de possession du terrain, répétée. – Chaque pas est marqué de chaque foulée du visage dans un air à chaque instant souffleté de nouveau par ma face…
La littérature de Victor Segalen indique une valeur haute, signale le point supérieur, un peu comme de Vinci, je crois, le suggère dans son Baptiste pasteur montrant de son doigt pointé, le ciel, les cieux. Car Segalen n’a pas été un voyageur simple, mais déchiré par deux formes de dualisme. L’opposition noire et blanche des cercles de l’emblème du Tao, et celle inquiétante et enivrante de l’immanence et de la transcendance. Ainsi, l’impression presque paisible de ces textes, cache une coupure proprement terrible : coupure de la cathédrale qui s’enfonce et se confond avec les temples orientaux, quand l’opium parfois laisse entrevoir l’île noire et le nocher mille fois craints conduisant à l’Élysée. Vie et mort, pérennité sans autre éternité que ce simple mensonge que l’on se fait intérieurement en priant le présent d’être plus que sa densité initiale.
L’homme s’est tu, lassé, repu, et s’assoupit au moment sourd.
J’entends une musique inhumaine.
Une rumeur qui se fait chant : un vaste bruit dont un hymne sourd :
Thibet ! tu te mugis d’une haleine !
Didier Ayres
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