Œuvres, tome II, Friedrich Nietzsche en la Pléiade (par Matthieu Gosztola)
Œuvres, tome II, Friedrich Nietzsche, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n°637, mars 2019, trad. allemand Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay, Robert Rovini, 1568 pages, 65 € (prix de lancement jusqu’au 31/12/2019)
Nietzsche peut heurter, quand, dans Le Gai savoir, à la question « Où résident tes plus grands dangers ? », il répond : « [d]ans la compassion ». S’opposant ainsi implicitement à un auteur comme Michelet, à qui Eugène Noël avouera aimer l’œuvre « surtout parce qu’[elle] est une grande école de pitié ». C’est dans Aurore [1] que Nietzsche explicite son analyse de la pitié : « Compatir, dans la mesure où cela fait véritablement pâtir – et ce doit être ici notre unique point de vue – est une faiblesse comme tout abandon à un affect nocif. Cela accroît la souffrance dans le monde : même si indirectement, ici ou là, une souffrance peut être atténuée ou supprimée grâce à la compassion, il n’est pas permis d’exploiter ces conséquences occasionnelles et dans l’ensemble insignifiantes pour justifier son essence qui est, nous venons de le dire, nocive. Supposons qu’elle règne un seul jour en maîtresse : elle entraînerait aussitôt l’anéantissement de l’humanité ».
Mais il faut se souvenir que Nietzsche est ici spinoziste. On trouve en effet dans L’Éthique : « J’entendrai […] par joie, dans toute la suite de ce traité, une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’âme passe à une moindre perfection ». Et il faut mettre sa vision de la compassion en lien avec son amour de la libre pensée, tel qu’il le définit dans ses Notes de Tautenburg pour Lou Salomé [2] : « Pourquoi aimé-je le fait d’être LIBRE PENSEUR ? […] Être impartial à l’égard de tout, par-delà inclination et aversion, se placer soi-même dans la série des choses, être au-dessus de soi, être courageux et surmonter non seulement ce qui est hostile personnellement, pénible, mais aussi ce qui est méchant dans les choses ; probité, même en tant qu’adversaire de l’idéalisme et de la pitié, voire de la passion, probité même à l’égard de la probité… ».
Qu’en est-il de ce volume – longuement attendu – de la Pléiade ? La période qui s’ouvre, à l’été de 1876, après la publication de la quatrième des Considérations inactuelles, « Richard Wagner à Bayreuth », et qui s’achève avec la parution du Gai Savoir, au début de l’été de 1882, est celle d’une crise profonde et d’un tournant majeur. Durant ces six années, Nietzsche publiera cinq livres, qu’on trouvera ici rassemblés et qui sont le socle de sa philosophie : Humain, trop humain (1878), Opinions et sentences mêlées (1879), Le Voyageur et son ombre (1880) – il réunira en 1886 ces deux derniers livres, qui constitueront alors le second tome d’Humain, trop humain –, Aurore (1881), et Le Gai Savoir, dont il fera paraître une version augmentée en 1887.
Quel est ce socle ? Aurore et Le Gai Savoir, approfondissant le tournant accompli en 1878, vont dégager deux piliers essentiels de la pensée nietzschéenne : « la volonté de puissance », qui apparaît à l’automne de 1880 après avoir été désignée comme « sentiment de puissance » [3], et « l’éternel retour » élaboré un an plus tard.
Tant et tant de gloses sont nées, avec plus ou moins de superbe, de cette notion d’« éternel retour », qu’il n’est pas nécessaire de revenir longuement sur ce point essentiel, d’autant plus que l’édition Pléiade n’apporte pas d’information nouvelle le concernant. Un bref rappel toutefois. Nietzsche écrit dans Ecce Homo [4] : « En cet instant même je regarde mon avenir – un avenir sans bornes ! – comme on regarde une mer lisse : aucun désir n’en ride la surface. Je n’ai pas la moindre envie de voir quoi que ce soit devenir autre : moi-même, je ne veux pas devenir autre que je suis… […] Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable – mais l’aimer… ». Ainsi, dans Ecce Homo, résume Marc de Launay, Nietzsche écrit que l’éternel retour est un « oui éternel à tout », et que cette manière de comprendre Dionysos, cette hypothèse d’un « surcroît de plaisir » évoquée à l’été de 1881, sont ce qu’il exprime à travers la formule « amor fati » [5].
La volonté de puissance est bien plus difficile à définir – et c’est ce que s’emploie à faire, superbement, Marc de Launay. Son édition constitue en ce sens une avancée remarquable dans les études nietzschéennes. Il faut partir de l’image, saisissante, que Nietzsche donne de sa « cosmologie », lorsqu’il aura commencé son travail pour Par-delà bien et mal : « Et savez-vous bien ce qu’est le monde pour moi ? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir ? Ce monde : un monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de forces, dures comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n’y a ni dépenses ni pertes, mais pas d’accroissement non plus ni de bénéfices […], une force partout présente, une et multiple comme un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer […]. Voulez-vous un nom pour cet univers ? Une solution pour toutes ces énigmes ? […] – Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance – et nul autre ! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance – et rien d’autre ! » [6]. Et il faut se souvenir, lisant ce fragment posthume, que les lectures de certains physiciens que Nietzsche fait dans le courant de 1881 et l’année suivante – par exemple : Julius Robert von Mayer, Die Mechanik der Wärme (1867) ; Otto Liebmann, Analysis der Wirklichkeit (1876) ; Johann Gustav Vogt, Die Kraft (1878) – témoignent de son intérêt pour les interprétations cosmologiques qui lui sont contemporaines et viennent conforter sa lecture de Roger Joseph Boscovich, Philosophiae naturalis Theoria (1758).
Est relativement précoce la première occurrence de l’expression « volonté de puissance » ; c’est le fragment 23 (63) daté fin 1876/été 1877, c’est-à-dire durant la période de préparation d’Humain, trop humain : « La crainte (négativement) et la volonté de puissance (positivement) expliquent le grand cas que nous faisons des opinions humaines ». La « volonté de puissance » est présente dans Aurore sous l’expression « sentiment de puissance » (Machtgefühl). Le travail effectué durant l’automne de 1880 [7] parvient à établir, analyse Marc de Launay, « une théorie des instincts commandée par la volonté de puissance qui devient alors le cadre général d’interprétation que se donne la pensée nietzschéenne. On peut donc dire que la volonté n’est plus alors, pour Nietzsche, un principe métaphysique, comme le vouloir de Schopenhauer qui se “manifeste” et, en quelque sorte, s’“exprimerait” dans diverses formes de la vie ; la “volonté de puissance” est, au contraire, une autre définition de la vie. La volonté de puissance n’est pas volonté de vie, pas plus qu’elle ne vise à une quelconque conservation de la vie ; elle tend simplement à l’accroissement de telle configuration pulsionnelle, ce qui va de pair avec la destruction de ce qui entrave cet épanchement conquérant. Les pulsions, c’est-à-dire les instincts (que Nietzsche appelle également “passions”), sont d’abord des “jugements” élémentaires ; elles entrent en conflit, et nous ne percevons, dans notre vie consciente, qu’une part limitée de ces arbitrages complexes. […] Les pulsions relèvent du registre qu’on appelle aujourd’hui psychosomatique ; ainsi le jeu pulsionnel débouche-t-il toujours sur une sublimation des conflits, laquelle n’est évidemment pas dotée d’une stabilité immuable. Le Gai Savoir développe, dans tous les domaines [8], les conséquences de cette intuition qui sous-tendait Aurore ». Par la suite, et jusqu’en 1888, cette thématique de la volonté de puissance sera, comme on le sait, déclinée sans cesse. À travers maintes variations.
Nos réserves, concernant cette excellente édition, sont fort peu nombreuses. Voici l’une d’elles. Dans Le Gai savoir, à la question « Que dit la conscience ? », Nietzsche répond : « Tu dois devenir qui tu es ». Et cet impératif doit résonner en nous sans que soit oublié cet avertissement présent dans Ecce Homo : « Il faut maintenir toute la surface de la conscience – la conscience est par définition une surface – à l’abri de tous les grands impératifs, quels qu’ils soient. Attention même à tous les grands mots, à toutes les grandes attitudes ! ».
L’apophtegme du Gai savoir est ainsi commenté dans la Pléiade : « Ce mot, souvent cité par Nietzsche […], provient de Pindare […] : “Sois tel que tu as appris à te connaître” ».
En réalité, la formule de Nietzsche n’est guère proche de celle de Pindare, et il aurait fallu le signaler. Chez Pindare, nous avons affaire, comme l’a remarqué (par exemple) Claude Romano, à un souhait (exprimé à l’optatif) qui s’adresse à un athlète, Hiéron de Syracuse, à l’occasion de sa victoire aux Jeux, et nullement à un impératif. Cf. Deuxième Pythique, v.72 : « Puisses-tu devenir celui que tu es en apprenant (genoi’ hoios essi mathôn) », ou, comme traduit Gauthier Liberman, « sois l’homme que tu es, maintenant averti » [9]. La formule signifie donc en substance : « Puisses-tu révéler par tes actions d’éclat la noble lignée à laquelle tu appartiens ». Résonne tout autrement l’impératif de Nietzsche : c’est le mot d’ordre d’un individu se plaçant à l’écart d’une comédie sociale.
En cela, il faut – ainsi que le fait le phénoménologue Romano – lier cet impératif à un auteur comme Rousseau. Se révéler sous son vrai visage, être soi en somme, c’est se soustraire au jeu, si vain, des apparences sociales. Car la société consacre – perpétuellement – le triomphe du paraître sur l’être. Ou plutôt la résorption du second dans le premier. Saint-Preux, dans la Nouvelle Héloïse, affirme que dans les salons parisiens (mais n’est-ce point le cas, d’une façon ou d’une autre, partout où nous allons ?), chacun, chacune, en entrant, troque son âme contre un costume de scène – revêt la question vestimentaire un statut paradigmatique – : « nul homme n’ose être lui-même. Il faut faire comme les autres, c’est la première maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas. Voilà la décision suprême ». L’individu authentique, lui, abolit la dualité entre l’être et le paraître. Au profit de l’être. La société inégalitaire, elle, annule cette différence au profit du paraître. Tout devient alors masque. Sur le théâtre social. Or, seul celui qui est capable de se soustraire à ce jeu de simulacres, celui qui est tout entier ce qu’il paraît, peut devenir aussi, par là-même, celui qu’il est appelé à être. L’authenticité se change ainsi en impératif moral et ontologique [10].
Matthieu Gosztola
[1] Paragraphe 134.
[2] Fragments posthumes I (42), juillet-août 1882.
[3] Voir Aurore, paragraphes 93, 113, 348 et 535.
[4] Traduit de l’allemand par Jean-Claude Hémery, collection Folio.
[5] Le Gai Savoir, paragraphe 276 ; voir également Ecce Homo, « Ainsi parlait Zarathoustra », paragraphe 6.
[6] Fragments posthumes, 38 (12), juin-juillet 1885.
[7] Il s’agit essentiellement des fragments du cahier N V 4.
[8] Et dès le début : voir le paragraphe 13 intitulé « Pour la doctrine du sentiment de puissance ».
[9] Cf. Pythiques, Bayeux, Calepinus, 2004.
[10] Cf. Être soi-même, Gallimard, collection Folio, 2019.
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