Œuvres romanesques I, II, Mario Vargas Llosa, La Pléiade, par Marc Ossorguine
Œuvres romanesques I, II, Mario Vargas Llosa, Gallimard, La Pléiade, mars 2016, trad. espagnol Bernard Lesfargues, Albert Bensoussan, Anne-Marie Casès, 3872 pages, 145 €
Un monument relié à lire et relire
Que peut-on dire ou écrire au sujet de l’œuvre de Mario Vargas Llosa qui n’ait pas déjà été dit ou écrit ? Rien, a priori. Ecrivain phare de la littérature latino-américaine et de la littérature mondiale, couronné du Prix des prix, le Nobel, maintes fois commenté, interviewé, encensé, cité… L’édition française lui a en outre accordé ce prix qui n’en est pas un mais qui est peut-être pour beaucoup encore plus qu’un prix : la publication dans la bibliothèque de La Pléiade. Un honneur et un bonheur dont l’auteur dit lui-même qu’ils l’ont plus touché que le Nobel. Que peut-il rester à ajouter ? Pour ma génération, il lui manquerait peut-être l’entrée dans le Lagarde et Michard, ce manuel qui a officialisé et institutionnalisé la culture littéraire de quelques générations de lycéens. Dès lors, il ne reste plus qu’à le lire. Tout simplement. Car il n’est pas impossible qu’à l’instar de certains auteurs dont tout le monde parle, dont tout le monde a entendu parler, ceux qui en parlent ne l’ont pas toujours lu, voire toujours pas lu. Ou l’ont mal lu. Nous avouons très humblement être de ceux-là.
On peut en effet écrire pour la Cause Littéraire et être de ceux qui ont encore, malgré leur âge qui avance, manqué bien des lectures. On peut même, en l’occurrence, être de ceux qui se disent qu’il faudrait s’y mettre à le lire, le grand auteur. Et puis, toujours d’autres livres viennent se glisser entre lui et nous, entre son œuvre et nos lectures. Un peu de mauvaise conscience ne suffit pas toujours à suffisamment motiver. De toute façon, notre destin de lecteur est de surtout ne pas avoir lu. Même si nous lisons jour et nuit et 365 jours par an, 366 jours tous les 4 ans, nous serons toujours des lecteurs qui n’ont pas lu. Toujours. Et plus le lecteur prend de l’âge, plus il est un lecteur qui n’a pas lu et à qui il reste de moins en moins de temps pour lire ce qu’il n’a pas lu, pas pu lire, pas su lire, pas voulu lire… Mais quand, dans la longue foulée de l’académie suédoise, La Pléiade s’y met aussi, on se dit qu’il va bien falloir y aller voir, si l’on ne veut pas que la négligence devienne une lacune, voir une tare. La reconnaissance éditoriale, surtout celle-ci, vient insister sur nos inévitables manques. Mais cette « référence » en soi ne simplifie pas les choses. La « référence » est-elle vraiment faite pour être lue ?
L’édition de référence autant que de prestige n’est-elle pas un peu trop intouchable ? C’est que l’objet n’est pas de ceux que l’on ose trimbaler partout, du métro au boulot et retour, dans le bus ou au fond du sac avec le stylo mal refermé, les mouchoirs en papier, la plaquette de doliprane entamée… Un volume de La Pléiade, cela se manipule avec respect et précaution. Non que l’objet soit si fragile, mais il nous impose une attention qui peut toucher à la déférence. C’est à peine si on ose l’ouvrir sans mettre de gants. Quant à l’annoter et à en corner les pages, inutile d’y penser. Pour ça, il y a les poches. Les éditions « grand format » brochées, à la rigueur. Mais pas un pléiade !
Et pourtant… Et pourtant il se pourrait bien que notre rapport à ces livres-là − et il s’agit bien des livres, peut-être même plus que des œuvres encloses − soit un peu faussé et exagéré. Livre cher plus que cher livre ? Pas sûr. Ici, nous avons en deux volumes compacts huit romans qui jalonnent l’œuvre de Mario Vargas Llosa et que l’auteur a choisis pour cette édition en accord avec son éditeur. Les douze dernières années de l’œuvre ont été volontairement écartées de ces deux volumes et nous laissent imaginer qu’un troisième volume suivra pour accueillir Le Rêve du celte ou Le Héros discret. Huit volumes rassemblés en deux. Mieux que les poches ! A ne considérer que l’investissement sonnant et trébuchant, celui-ci paraît donc « rentable ». Cette approche peut sembler bien peu littéraire et déplacée, pourtant, la réalité d’une vie de lecteur c’est aussi cela. Par ailleurs, quelques centimètres de rayonnage économisé, cela peut aussi être un paramètre important pour les lecteurs trop compulsifs qui en sont à leur deuxième rangée de livres sur toutes les étagères un peu larges et qui collectionnent les piles à l’équilibre parfois précaire un peu partout dans leur habitat. Lecteurs « old-fashionned » qui restent encore très réticents aux charmes des liseuses (leur préférant sans doute les lectrices !). Du côté des arguments matérialistes, voire même consuméristes, l’on pourrait ajouter que les œuvres rassemblées ici ne sont pas forcément les plus connues et les plus commentées, ce qui ajoute à l’intérêt de cette sélection.
Ce qui fait tout le « poids » d’un « pléiade » (cela est devenu un nom commun), c’est surtout leur fameux appareil critique qui éclaire l’œuvre avec opportunité et acuité. C’est le cas ici dès que l’on se plonge par curiosité dans la chronologie et la biographie de l’auteur. Il faut dire que la vie de Mario Vargas Llosa est comme un roman. Elle a d’ailleurs largement irrigué son œuvre, depuis les conflits familiaux en passant par les voyages et les rencontres, les engagements publics, avec leurs réussites et leurs honneurs. Mais aussi la vie avec ses déboires et ses échecs.
Pour autant, l’œuvre et son travail, ce n’est pas l’homme et sa vie, même si ils et elles peuvent mutuellement s’éclairer (au risque de créer des ombres inattendues).
L’édition s’ouvre pour nous sur La Ville et les chiens (La Ciudad y los perros) publié pour la première fois en 1962 par un éditeur hispanique de renom, Seix Barral, puis édité en France quatre ans plus tard par Gallimard, tout simplement. Un premier « grand » roman au sujet duquel l’auteur, biographe de sa propre œuvre, reconnaît sa dette envers Sartre et Malraux, et surtout Faulkner. Le point de départ de sa vie rêvée d’écrivain.
C’est encore l’essentiel héritage de Faulkner qui nourrira en 1965 La Maison verte (La Casa verde). Un roman dont les chapitres sont numérotés tels les actes et scènes d’une pièce de théâtre (un art qu’il pratiquera quelques années plus tard) et qui nous invite dans un Pérou méconnu, loin des regards et du monde « civilisé ».
Puis, si vous êtes méthodique, il y aura à suivre la célébrissime Conversation à la cathédrale (Conversación en la catedral, 1969). De là, vous pourrez aller à la rencontre de La Tante Julia et le Scribouillard (Tia Julia y el escribidor, 1977). Viendra alors La Guerre de la fin du monde (La Guerra del fin del mundo, 1981) qui vous emmènera au Brésil avant de rejoindre La Fête au bouc (La Fiesta del chivo, 2000).
Un voyage, ou plutôt des voyages littéraires qui représenteront un peu plus de 3600 pages entre grands récits et monde intime. Elément appréciable et important : les traductions ont été revues, rafraîchies et actualisée pour l’occasion. Le tout est soutenu par des commentaires, des notes, de l’auteur lui-même ou de lecteurs passionnés par cette œuvre – que vous pourrez lire ou pas, mais qui seront toujours consultables pour aller plus avant dans l’œuvre, sa genèse et ses interprétations. Bien sûr, personne n’ira lire cette somme tout d’une traite, mais l’on aura le bonheur de pouvoir, au fil des années, se plonger et se replonger dans le monde de l’auteur péruvien, qui aura sans doute plus marqué la littérature latino-américaine que la vie politique agitée et violente du même continent. Une voix qui à l’instar de celles de Garcia-Marquez, d’Octavio Paz, d’Ernesto Sabato… et de tant d’autres (nous arrêterons tout de suite cette liste car elle risquerait vite de devenir envahissante), porte bien au-delà du Pacifique, de l’Atlantique ou de la Cordillère des Andes.
Ne cédons donc pas seulement aux prestigieux rituels qui célèbrent l’auteur, au monument de papier qu’un éditeur lui érige, ne faisons pas semblant de le révérer par simple convention ou conformisme. Il y a tant de récipiendaires du Nobel dont les noms ont été oubliés des lecteurs comme des éditeurs ! N’hésitons donc pas à un peu malmener ces livres, à les fatiguer de nos lectures et de nos transports, de nos relectures, d’en froisser par inadvertance quelques pages (c’est résistant un pléiade, ils s’en remettront !). Les livres, ils sont faits pour être lus, non ? Pas pour être exposés. Surtout ceux-là, en fait.
Pour notre part, nous ferons confiance à l’auteur péruvien – profondément attaché à la littérature française et à son héritage – ainsi qu’à nombre de ses lecteurs et nous promettons de belles explorations pour (re)découvrir, comme il le dit lui-même, « que notre époque fut tout à la fois merveilleuse et terrible, une époque d’utopies insensées au nom desquelles souffrirent et moururent des millions d’hommes » (1). Une époque qui n’est pas achevée et une œuvre qui continue d’avancer et avec laquelle, grâce à cette édition, nous pourrons régulièrement prendre rendez-vous, lui évitant l’embaumement littéraire « pré-mortem » auquel certains ont pu succomber et que son auteur avoue aussi craindre (2).
Marc Ossorguine
(1) Entretien au Magazine littéraire, mars 2016.
(2) Entretien au Magazine littéraire, mars 2016.
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