Œuvres I, Victor Segalen en la Pléiade (par Didier Ayres)
Œuvres I, Victor Segalen, NRF, Bibliothèque de La Pléiade, novembre 2020, 1232 pages, 62,50 €
Un art de l’approche
Je dois d’abord dire combien la lecture de l’œuvre de Segalen, en tout cas pour le présent du 1er tome que la bibliothèque de La Pléiade lui consacre, en cette édition savante qu’édite Christian Doumet, ouvre des perspectives sur la production textuelle du poète-voyageur, ainsi que sur l’intrigue si vivante et toujours mystérieuse du fonctionnement d’un créateur, et plus largement sur l’esprit créateur. Venant d’achever cette traversée qui suit le parcours chronologique des travaux de Segalen, depuis son Journal des Îles jusqu’aux Odes, dans un premier temps – provisoirement, bien sûr, car je compte poursuivre ma (re)découverte à travers le second tome – mon idée s’est étayée au fur et à mesure, pour buter en dernier lieu sur le texte majeur des Stèles, qui ferme presque le livre. J’ai donc vu nettement comment il devenait poète. À mes yeux, il s’est construit poète, un langage, une forme, une écriture, en allant plus loin à chaque texte, vers la création, création poétique personnelle tendue vers une silhouette, un contour, une architecture nouvelle et novatrice.
Dès les premières lignes où l’écrivain quitte la France pour les îles de la Polynésie, se dessine un grand trope transversal, celui, bien entendu du voyage, mais plus profondément du mouvement, des transitions du Segalen médecin vers le Segalen poète. C’est bel et bien à un art de l’approche qu’il se voue, et par là, un art de la distance. Je crois que sa vie même confine à une écriture de la pérégrination, le pousse à déambuler et à voir, à occuper son écriture par un écoulement, une circulation, un voyage vers son expression intérieure. Poète qui va l’amble de lui-même, qui peaufine et cherche particulièrement dans les images, celles de choses inanimées, pour aller jusqu’aux stèles, pierres mortuaires, comme aboutissement vers l’immobilité et le sommeil éternel, sommeil cependant vif et parlant. Sa poétique est pour moi une sorte de dialogue entre le vif, le mouvant et les images qui, elles, restent fixes quand, comme écrivain, il les pourvoie d’un destin.
Beaucoup de paysages, de bâtiments, de jardins, de toits chinois, avec pour finir peu de psychologie, visions composées par une écriture sans intériorité psychologique, davantage de philosophie, de théologie, d’esthétique, de points de vue intellectuels traitant par exemple de transcendance et d’immanence, tout cela depuis de simples pierres gravées, sur lesquelles se jouent ces notions. Telle est sa destinée d’homme porté à errer. Oui, il est homme pris entre tout et rien, entre vie et mort, entre croire et voir, le dedans et le dehors, ou plutôt par un dedans qui n’existerait qu’au prix du dehors, décrivant la vie au-devant de la mort, mesurant ce qui appartient à l’immanence elle-même pesée par les forces célestes. Je suis persuadé que s’il faut patienter jusque dans les années 10 pour voir dans sa littérature des figures d’homme, cela n’est rendu possible que parce que ces hommes-là sont héros, dieux ou empereurs, donc augmentés, en surcroît de signification. Segalen est au reste d’abord œil, quand Claudel est à mon sens davantage musique. Je pense que l’art de Segalen tend vers la forme opératique d’un art total qui aboutirait au mélange de l’image et des mots, sans oublier, cela va de soi, la musicalité de l’expression écrite, juste parce que son tempérament est lyrique. Le poète peut donc rendre lyrique ces paysages, ces pierres gravées, en y prêtant une musique de l’image, notamment avec les toits colorés de jaunes ou de verts des pagodes chinoises, tuiles dont la musique vibre depuis la couleur, depuis une Chine chatoyante, qui vient vers lui, qui le sature et le conduit à leurs tonalités, leurs chants étranges et pénétrants.
Segalen ne cesse d’arriver, et pour aller jusqu’aux stèles, à leur immobilité physique, son chant se scande depuis les pierres. Ici, l’homme n’est pas homme mais devient statue, héros, choryphée d’un chœur mortel, presque morbide. Son ordre de signification n’en passe pas par le vers claudélien, car il cherche des réalités tangibles, une vraie Chine, un vrai Tahiti, pour poursuivre son voyage transversal vers les choses, et non pas pour chanter une unique divinité. Pour tout dire, j’ai pensé devant cette aventure nomade, qu’il agissait peut-être à la manière de Rilke cherchant ses élégies à Duino, au point de non-retour d’un poème accompli.
Cette traversée que l’écrivain-pèlerin poursuit est une sorte d’hypnose. Je dis cela car j’ai passé moi-même des journées endormies et merveilleuses sur un bateau qui traversait le delta de l’Amazone, bercé par le bruit d’un moteur à explosion, chaud, doux, enivrant. Et cela constitue pour moi cette impression d’un demi-repos à demi-éveillé, au contact du bercement de l’univers de Victor Segalen.
Le matin fraîchit et rit dans la plus riche et la plus innocente joie de couleurs que je n’aie vue depuis longtemps (car Hong-Kong, selon son habitude, m’a dérobé son pic et les crêtes les plus basses, dans des torrents de brouillards obstinés, et la nuit est venue sur les îlots noirs et les rives inconnues du Fleuve des Perles) et, devant Cha-Min aux Flamboyants sculptés dans des masses vertes, c’est un soleil rose, léchant les rouges dorés et les verts ingénus des mille sampans qui sautent comme des bouchons peints, autour de nous…
Je pense aussi sincèrement que le Je du poète n’est pas celui que définit et justifie Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit, mais bien plutôt le Je de Rimbaud. Le voyageur se fait poète avec une espèce de maladresse, ne finissant pas toujours son manuscrit, revenant sans l’achever, trouant son texte de mots manquants. Cela fait de lui un homme principiel, plus symbolique que Loti si l’on veut comparer des destins. Victor Segalen est homme statuaire, sculptural, plastique. Il y a aussi un peu des Chansons de Bilitis, mais sans exagération baroque. Donc Segalen se tient entre Loti, Louÿs, Claudel, et si je pouvais m’aventurer un instant en hésitant, préfigurerait certains textes de Pound.
Son art en tous les cas est celui de l’extériorité, poète aimant les estampes, pratiquant un art du vu, un art de voyant, un art total, un art spirituel bien sûr, juste entretenu par ce qu’il peut focaliser, et un peu probablement, par ce que les éléments lui procurent comme signes de leur immanence. J’ai hâte maintenant de lire le second tome de cette édition en Pléiade tout à fait importante.
Finissons avec ces deux strophes tirées de Stèles, qui témoignent de la si grande maîtrise acquise par le poète de son propre langage.
Je veux investir mes êtres familiers. Qu’ils n’envient plus rien désormais aux sages, aux Saints, aux conseillers et aux généraux qui ne fuient pas devant l’ennemi, – car je décide :
Ce laurier fidèle et fleuri sera mon satellite ; ce pin qui m’observe et reste droit est fait juge de seconde classe ; mon puits devient Grand Astrologue puisqu’il voit le Ciel profond en plein jour.
Didier Ayres
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