Œuvres, Georges Duby en la Pléiade (par Matthieu Gosztola)
Œuvres, Georges Duby, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade n°641, septembre 2019, édition de Felipe Brandi, préface Pierre Nora, 2080 pages, 72,50 €
Edition: La Pléiade Gallimard
« Quand il trouve un fragment de pot sur le site d’un village déserté, le chercheur est au plus proche de la vérité », avance Georges Duby, avant d’ajouter : « Dès qu’il tente d’interpréter, il s’en éloigne. […] Que les amateurs de récits historiques ne perdent jamais cet élément de vue : ils sont toujours en face de la confession personnelle d’un historien, qui leur livre son émotion individuelle ressentie face aux traces du passé. Pas davantage ». En outre, ajoute l’historien dans un inédit datant de 1980, le témoin (que l’on pense à Lambert d’Ardres, à Guillaume le Breton, à Raoul Glaber, que l’on songe à tous les auteurs convoqués dans L’An mil), le témoin « n’est jamais neutre », quand bien même il le voudrait. « Sa propre culture déteint sur ce qu’il rapporte, et l’empreinte déforme d’autant plus que le témoin est savant ou croit l’être, et qu’il se mêle d’interpréter lui-même, dans la grande liberté que lui vaut le sentiment de dominer de la hauteur de sa science les objets culturels, fragiles, qu’il récolte ». En conséquence, tout document, y compris celui donnant le plus corps à une supposée neutralité (ainsi les chartes ou les inventaires), ne livre à l’historien qu’une représentation déformée, gauchie de la réalité.
De ce constat ne peut que naître la nécessité suivante, formulée et mise en pratique par Duby : il faut forger « les outils d’une nouvelle érudition », qui soit à même – commente Felipe Brandi – « d’explorer les silences, les interstices du discours, de manière à faire apparaître, à défaut de la réalité proprement dite du passé, le travail de production de la mémoire et, par la suite, l’image que la société se faisait d’elle-même ». Mais est-il possible d’explorer tous les silences ? Assurément non. Duby n’a pu ainsi qu’être vaincu par le silence des femmes du XIIe siècle dont il n’est parvenu à voir « ni visages ni corps », dont il est parvenu à voir – et ce sera tout – des « ombres flottantes », « insaisissables ». « Je suis maintenant convaincu de toucher ici à la seule “réalité” que je puisse atteindre, et que, […] d[e] [ces] femmes […], je ne saisirai jamais rien de plus vrai qu’une image, celle qui flottait dans l’esprit des rares hommes dont nous avons conservé les écrits ».
Mais, même lorsqu’il s’agit d’être vaincu par un silence, reste la beauté de l’écriture d’un historien qui vécut dans un « long compagnonnage avec la prose », lequel fut « très certainement à l’origine de l’ambition esthétique qui souti[nt] [son] projet historiographique ». Quelle prose ? Principalement Montaigne, Giono, Rabelais, Tolstoï, Dickens, Chateaubriand, Stendhal (La Chartreuse de Parme, roman lu à huit reprises), Céline (Voyage au bout de la nuit), Malraux (Le Temps du mépris), Sábato, Kuśniewicz, Shelby Foote, Norman Mailer (Les Nus et les Morts et Le Chant du bourreau).
Avec ces auteurs, Duby prit conscience de la nécessité d’être, dans son travail d’historien des sociétés, « attentif par la littérature, en la tenant pour guide. Car la littérature – avance Marielle Macé dans Styles, critique de nos formes de vie – n’est pas seulement un discours qui “dit” le style, c’est une pratique (il y en a d’autres) qui a le style en responsabilité. Ce n’est pas une question d’incarnation, de concrétude qui distingue ici la littérature des entreprises théoriques. Non, la littérature est […] une entrée en lutte contre toutes les façons, y compris savantes, d’être inattentif au “comment”. Dans le projet d’une stylistique de l’existence, la littérature est un moteur, une chance : la chance d’une vie vraiment attentive ; attentive à l’arène de valeurs qui s’ouvre et se déploie à neuf, quels que soient sa banalité ou son poids de répétition, dans toute expérience sensible ».
Matthieu Gosztola
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