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Œuvres en prose, Hugo von Hofmannsthal (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 20.06.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Le Livre de Poche

Œuvres en prose, Hugo von Hofmannsthal, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2010, trad. Jean-Yves Masson, 911 pages, 24 €

Œuvres en prose, Hugo von Hofmannsthal (par Patrick Abraham)

 

Sur Une lettre de Hofmannsthal

La Lettre de Lord Chandos à Francis Bacon de Hofmannsthal, publiée en 1902 dans le journal berlinois Der Tag (je me réfère à la traduction d’É. Hermann à laquelle Charles Du Bos, dit-on, aurait contribué, rééditée en 2010 dans les Œuvres en prose de l’écrivain viennois, pp.491-502) et datée du 22 août 1603, peut être lue comme un examen personnel, Hofmannsthal se cachant derrière le « fils cadet du comte de Bath » pour relater une « crise » : l’impossibilité d’écrire, l’adieu aux armes, c’est-à-dire à la littérature – adieu qui au contraire de ceux de son personnage ou de Rimbaud avec les Illuminations n’en sera pas un pour l’auteur lui-même puisque, s’il s’éloignera de la poésie, il ne renoncera jusqu’à sa mort brutale le 15 juillet 1929 ni à la fiction narrative ni au théâtre ni aux interventions dans les revues et quotidiens de son époque.

Elle peut être lue comme un jeu par-delà les siècles et un dialogue masqué (mais sans réciprocité puisque nous n’avons pas la réponse de Bacon), la voix de Chandos dissimulant, a-t-on supposé, celle de Nietzsche, s’adressant par exemple à un dramaturge élisabéthain. Elle peut renvoyer, d’une autre manière, à une circonstance biographique, et l’on verrait alors surgir Stefan George dont l’amitié avec Hofmannsthal, dans ces années, s’effilochait avant leur brouille puis leur rupture définitive de 1906.

Cette Lettre a été brillamment commentée (je pense à l’article de Jacques Le Rider, Littérature, année 1994, pp.93-110) : je n’oserais, dans cette notule, ajouter ma glose (qui n’en sera pas une non plus) à celles, déterminantes, qui l’ont précédée. Elle comporte dans sa brièveté et sa densité deux parties : le récit et la description de la « crise » que j’ai évoquée (l’incapacité à continuer à croire dans les prestiges de la poésie ; la défiance et la méfiance croissantes envers les mots ; le sentiment de l’inutilité de la chose écrite ; la vanité de « l’œuvre » justificatrice : « Bref, mon cas est le suivant : j’ai perdu complètement la faculté de traiter avec suite, par la pensée ou la parole, un sujet quelconque », op.cit., p.495) ; et le récit et la description d’une « expérience » qui a elle aussi captivé les commentateurs, Roger Caillois en particulier dont quelques pages du Fleuve Alphée (Œuvres, Gallimard, Quarto, 2008, pp.171-178) ont suscité ma réflexion.

Chandos a révoqué toute tentative d’élucidation du monde. Il se refuse à considérer, derrière le monde, un autre monde – plus vrai. Il a tourné le dos à la mystique comme à la philosophie, après l’avoir fait à la poésie. Or ce sont bien des expériences quasi mystiques, ou d’un mysticisme inversé, a-religieux, sans transcendance ni « au-delà », qu’il nous rapporte. Les morceaux de la réalité qui le fascinent jusqu’à l’extase (non « des calèches sur la route du ciel » ou « un salon au fond d’un lac », mais « sous un noyer un arrosoir à demi plein », « un pommier rabougri », « un chemin de charrettes qui serpente sur la colline », op.cit., p.497), ou jusqu’à une sorte d’extase, ou, hors d’atteinte de sa perception, qu’il s’imagine avec une netteté hallucinatoire (des rats pris au piège, empoisonnés et agonisant dans une laiterie, p.498), s’ils ne dévoilent aucun arrière-monde, lui permettent d’inaugurer avec une calme violence, avec une évidence éblouie, un nouveau rapport au monde où les éléments les plus banals, dépouillés de mystère et de profondeur, contiennent (mais inexprimable ; oui : manifeste et inexprimable dans un même mouvement, un même instant) le plus profond des mystères : une présence énigmatique et inexplicable et cependant (je trahis possiblement Chandos mais, je l’ai dit, les mots défaillent) expliquant tout, résolution et révélation – et sans raison consolant de tout.

J’étais à Fort Kochi. Je marchais, furetais, regardais sans attacher mon regard à rien. La saison des pluies approchait. Je ne draguais pas. Nulle déambulation ne me séduisait. Je n’étais ni en pleine santé ni malade. Ni quiet ni inquiet. Ni joyeux ni triste. Ni préoccupé ni libéré de toute préoccupation. J’aperçus un arbre, un figuier des banians à l’ombre généreuse, aux puissantes racines, que j’avais jusque-là observé avec indifférence. Il est faux de dire que je l’aperçus puisque, sans l’avoir jamais contemplé ni interrogé, je le « connaissais », et ce qui l’entourait : des promeneurs de onze heures comme moi le long du Lac Vembanad ; des vendeurs et acheteurs de poisson ; d’autres arbres ; les carrelets chinois ; les eaux du lac bientôt mêlées à la mer d’Arabie et les rives de l’île de Vypeen en arrière-plan.

Or je le vis. Dans sa calme violence et son évidence éblouissante. Sans mystère et chargé d’un mystère abyssal. Ne répondant à aucune question (religieuse, métaphysique, philosophique) mais, en les annulant, les résumant toutes. Et m’offrant par sa présence (je trahis assurément Chandos) une vérité (encore qu’énigmatique) bouleversante et salvatrice.

Ô banian formidable, grâces te soient rendues ! Grâces de quoi, me demandera-t-on ? Ici commence l’informulable.

Si l’on a parlé à propos de la deuxième partie de la Lettre de Lord Chandos à Francis Bacon de Hofmannsthal de mystique négative, alors, oui, à Fort Kochi, un matin nuageux mais sans pluie, j’ai deviné de très loin, à tâtons, ce que ce nom et cette épithète, ce presque oxymore peuvent signifier.

 

Patrick Abraham



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