Nuit persane, Maxime Abolgassemi
Nuit persane, éd. Erick Bonnier, août 2017, 470 pages, 22 €
Ecrivain(s): Maxime Abolgassemi
Ombre et lumière. Deux mots qui pourraient résumer la tension au cœur de Nuit persane, kaléidoscope d’une période historique énigmatique et fascinante. Deux mots qui permettent aussi d’écarter le manichéisme, alors même que nous aimerions entièrement prendre parti pour les révolutionnaires iraniens. Deux mots qui font écho au titre, presque oxymorique dans notre imaginaire orientaliste qui apparente le Persan à l’éclat. Tout le roman balance en effet entre le jour et la nuit, entre action solaire et moments de méditation secrets, entre instants de lucidité et zones de brouillard insondable.
L’ombre du regard sévère de Leyli, le magnifique personnage principal féminin qui est aussi la lumière guidant Mathieu, le jeune Français et narrateur douloureux de son histoire. Ariane menant Thésée dans les dédales du Bâzâr, ou Aricie éclairant Hippolyte sur son amour. Cette Aricie qui est l’esclave d’un père attaché aux normes traditionnelles, que le couple amoureux ne parvient pas à fuir. Personnage omniprésent, même dans son absence, comme l’éclairent les vers que relève l’auteur : « Dans le fond des forêts votre image me suit ; La lumière du jour, les ombres de la nuit ».
Phèdre, pièce qui éclaire l’œuvre dans son ensemble, tant la scène où Leyli joue le rôle d’Aricie, l’amante d’Hippolyte, est riche de sens. Mais ne pourrait-elle pas également s’apparenter à la mère, la reine ? Phèdre, sombre et tragique personnage mais aussi fille de Pasiphaé, la « toute brillante », d’où la ferme volonté de faire triompher la lumière, Les Lumières humanistes. Leily, la voix et les yeux des droits de l’Homme, à l’opposé de sa famille au traditionalisme étouffant la liberté des femmes, incarné par ce père au langage incompréhensible par Mathieu, et cette mère symboliquement aveugle.
Interaction de l’ombre et de la lumière, donc, comme ces moments de victoire alternant avec les défaites, les passages humoristiques avec les déceptions. Un jeu ambivalent à l’image de la couverture du livre, où des rayons solaires percent les fenêtres de ce qui pourrait être un sombre palais oriental. Un palais où ne paraît pas le Chah, réduit à une ombre menaçante dans le roman. C’est le père absent de l’Iran, comme les pères des deux héros qui s’opposent – plus ou moins consciemment – aux désirs du couple. L’inconscient de la Révolution iranienne, voilà d’ailleurs ce que Maxime Abolgassemi semble au fond chercher à déceler. A travers l’inconscience de manifestants qui se jettent dans la mort, se lisent en effet les mécanismes psychiques d’une société qui déborde de revendications trop longtemps refoulées. Mais comme tout désir procède par mutisme, l’Histoire se répète…
Le lecteur accompagne donc le parcours initiatique de Mathieu, passant d’une méconnaissance presque totale du pays à une intimité acquise – symbolisée par son union avec Leyli. Le rythme suit cette maturité du héros, d’abord adolescent relativement peu concerné par les enjeux politiques et intellectuels de la société, jusqu’à sa politisation lucide et rebelle. Le monde se dévoile peu à peu, et nous passons avec Mathieu de la nuit de l’ignorance à la lumière de la révolution, qui s’avère finalement être une ombre trompeuse – comme lorsque le Chah libère des prisonniers pour faire bonne figure. Mais Mathieu prend conscience de l’illusion, et ce faisant accède à la véritable lumière de la vérité, aveuglante et difficile à accepter. Si bien qu’il préfère parfois rester enfermé dans la caverne, avant que sa socratique Leily lui prenne à nouveau la main pour affronter le réel.
Ce roman impressionne par la diversité des thèmes abordés. Et quelle documentation ! J’ai eu l’impression que le « roman » sur la couverture visait surtout à nous détromper de croire à une histoire vraie, tant l’illusion est forte. On perçoit le fonctionnement politique de la dictature iranienne, la vie intellectuelle opprimée mais foisonnante, la géographie de Téhéran, sa culture (culinaire, hospitalière, religieuse…), mais aussi son occidentalisation. Maxime Abolgassemi dessine aussi d’un trait rapide et précis les enjeux de la diplomatie internationale, les relations avec la France, pleines d’anecdotes sur Chirac ou VGE, les intenses débats de la scène intellectuelle française, avec quelques surprises (comme l’insolite colloque avec Michel Foucault !). Nuit Persane est aussi le tableau contrasté du multiculturalisme, sans en oublier les travers de l’impérialisme. Le lecteur tend l’oreille vers la musique populaire de la télévision iranienne de l’époque, mais aussi aux tubes disco à la mode, jusqu’au football, avec un large détour vers la Coupe du monde 1978 en Argentine (dictature en contraste avec l’Iran du Chah). Et l’on hésite entre nostalgie d’un temps et d’un pays que l’on n’a pas connus, et dégoût pour une période de violences qui résonnent avec l’actualité la plus récente.
A l’instar des Lumières, avec Montesquieu qui dépeint la société française à travers les yeux d’Uzbek dans Les Lettres Persanes, Mathieu regarde l’Iran avec un œil neuf, et la langue iranienne lui apprend en retour à décortiquer les mots français, à déceler les mots dans les mots, et donc leur poésie. Nuit persane est aussi une réflexion sur la fiction, grâce à des jeux de mise en abyme qui révèlent le pouvoir de la littérature. C’est grâce au détour par le théâtre que Mathieu, s’identifiant à Hippolyte, prend une soudaine et violente conscience de son amour pour Leyli. C’est grâce aux Fables de La Fontaine que Leyli donne une clé de lecture des rouages du pouvoir. Car l’écriture, c’est aussi le pouvoir d’inventer ce qui n’existe pas et le désir de voir la fiction se réaliser concrètement. Or la période où s’inscrit le roman est restée une page blanche de l’Histoire, avec tous ses imprévus, ses indéfinitions et ses non réalisations. Et, le lecteur le comprend à la toute fin, Nuit persane n’est en fait qu’une version forcément dégradée du vrai roman sur la Révolution, celui qu’aurait dû écrire Leyli…
S’il y a quelques longueurs, elles sont contrebalancées par des pages de poésie et d’érudition intenses et magnifiques. Les longueurs s’avèrent peut-être même nécessaires pour illustrer la réalité de la révolution qui piétine et sait se faire attendre. Les courts chapitres, eux-mêmes divisés en sections, rendent aussi la lecture dynamique et facile à scinder.
Roman d’initiation poétique, historique, philosophique, distillant souvent un humour communicatif, Nuit persane a de quoi ravir un large public en l’invitant à s’interroger sur les problématiques contemporaines : le pragmatisme politique, la religion, les valeurs occidentales comme orientales et leurs conceptions des droits et des libertés.
Fanny Guyomard
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