Nouvelles brésiliennes (II) - Hector Bisi Où dorment les trains ?
Hector Bisi
Où dorment les trains ? (2)
À Julio Cortázar.
Le souterrain est la vie après la vie.
Un corps par terre, un corps par terre dans un wagon de métro, un corps par terre dans un wagon de métro et une femme qui le regarde, Are you OK ?, le corps par terre c’est moi et fais-moi le plaisir d’enlever de mon visage la lumière de ton téléphone portable putain, on ne peut plus se réveiller en paix après une bonne cuite, attends, excuse-moi, on se connaît, non ?, c’est pas possible, 1990 métro Green Park c’est ça ?, ça me revient, je t’ai vue sur le quai et je suis entré dans le wagon, je revenais du chantier de construction avec une chemise moitié blanche moitié bleu marine que mon ami d’enfance anglais m’avait prêtée, ingénieur tout juste diplômé qui travaillait comme manœuvre dans un chantier à London, family chocked haha, c’est toiiii putain t’as pas changé,
comment ? ma veste est froissée ? c’est un João Pimenta, ça te plaît ?, je n’aurais jamais imaginé te revoir un jour, on va boire un coup pour fêter ça ? hein ?, en fait on est bloqué ici mais sous peu le métro va ouvrir, à quatre heures quarante, à quatre heures quarante quelqu’un va venir nous tirer d’ici et on sortira pour aller boire l’infini, je ne sais pas ce qui m’a pris ce jour-là, je suis descendu du wagon lorsque tu m’as dévisagé en riant, avec ton petit frère à côté de toi, le monde entier était à l’intérieur de moi, tu sais ?, de Belém à Londres normal city sans escale, alors j’ai pété un plomb, une semaine à ressasser, une semaine sans dormir, si je reviens je veux qu’une ambulance m’attende sur la piste d’atterrissage, maman, et alors je suis revenu et il n’y avait pas la moindre putain d’ambulance sur la piste d’atterrissage, tout ça de ta faute, je ne sais pas ce qui m’a pris, attention à la fermeture automatique des portes, danger de perdre des femmes éternelles, on allait se parler marcher main dans la main s’embrasser se débarrasser de ton petit frère vivre ensemble avoir des enfants se trahir, toi-petite-anglaise-rondouillarde-moi-Tarzan-chauve, attends, chauve jamais, c’est de ta faute, pas d’ambulance sur la piste d’atterrissage, Aéroport International de Val-de-Cans, c’est son nom, à une époque il y avait des vols directs pour la Martinique et maintenant il n’y en a plus parce qu’à Belém c’est comme ça, c’est la ville du il-n’y-en-a-plus, j’ai une folle envie de partir en Martinique Caraïbe merengue lambada bouge ton corps comme ça regarde, la lumière de ton portable casse l’ambiance, parce que le courant passait bien entre nous, allez, une fois on m’a demandé s’il existe quelqu’un que je n’ai jamais oublié, hé bien, je me souviens tous les jours que je dois t’oublier.
Toujours plus de jours et il prend le dernier métro à la station Consolação et il se fout de l’oracle qui annonce le terminus Vila Madalena. Cette rame de métro va être remisée,nous vous demandons de descendre à cette station. Il est retiré de force du wagon par le contrôleur. Toujours la nuit une autre nuit et de nouveau un corps par terre mais cette fois un corps par terre équipé d’un portable rechargé à 100%, d’une bouteille de vin rouge Châteauneuf-du-Pape et d’une couverture volée dans un vol Air France classe économique, Marine ?, c’est toi, Marine ?, waouh, dans le coin où j’habite ?, les Français sont dingues de Vila Madaloufoque, haha, je t’ai stalkée comme un fou, quelle star hein, tu m’avais bien dit que tu allais faire un film, Ozon c’est super, je suis allé à la première à São Paulo, bien sûr que j’y suis allé, ça t’énerve pas ce truc d’être la muse du cinéma ?, coup de foudre, pour sûr, ç’a été un coup de foudre, toi rue du Temple avec cette cropped et sans soutien-gorge, il a fallu que je décide sur l’instant si j’allais te rattraper ou si je m’arrêtais à la table de l’Américaine qui m’avait regardé, je suis certain que la blonde était américaine, toi et moi ?, moi et l’Américaine ?, choisir qui aborder voilà la seule véritable question philosophique, monsieur Camus, on était déjà sous les arcades de la rue de Rivoli lorsque je t’ai demandé ce que tu faisais et tu as pointé directement ton index vers l’affiche de La Parisienne de Saint-Laurent, tu parfumais Paris et quelques minutes autobiographiques plus tard tu buvais du champagne avec moi au Jean Nicot rue Saint-Honoré, et je te parlais de Cortázar. Je vais chercher ces livres, et la patronne du bar, Quel visage, et il gesticulait trop se décomposait à l’excès parce que Paris pouvait prendre fin mais pas cet après-midi chez Jean Nicot, et elle, Je dois y aller, j’ai un casting d’ici peu, et son numéro de portable dans le Moleskine du gars, numéro auquel elle n’a jamais répondu, et demi-tour vers lui sans happy end lorsqu’il a couru jusqu’au trottoir pour lui amener la page arrachée où il avait noté les titres de livres et de films et, j’y crois toujours pas que tu sois dans le même wagon que moi, tu as déjà écouté Ego d’Eddy de Pretto ?, je vais voir si mon 4G fonctionne ici, Je deviendrais fou ouh ouh ouh de moi, oh fou ouh ouh comme ça.
Et Lize et Andreza et Nina nom-de-famille-nom-de-rue-de-Paris et nous au Fran’s Café près de l’Avenue Paulista un samedi soir et je devais terminer une campagne pour un shopping center avec le art director qui m’attendait chez lui et Nina écrivait des lolitesqueries dans mon Moleskine et le art director m’appelait et la séance de ciné qu’on s’est jamais faite. Ça pourrait être pour aujourd’hui ?, à quatre heures quarante ils vont venir nous tirer d’ici, il est déjà quatre heures quarante ?, aïe, le contrôleur arrive. Encore toi ?, et encore des nuits et la fille du Club de Moscou qui ouvre à six heures du matin et l’Argentine du réveillon 1996 et il commence à aller travailler après avoir passé des nuits blanches, à s’absenter du bureau, ‘Tends, ‘tends, qui t’es ?, qu’est-ce que tu fais dans mon wagon ? Je t’avais abordée rue Benjamin Constant, tu étais encore une adolescente. Tu couches avec des hommes ?, comme ça, au culot, tu te souviens ? Hé mec, je suis hétéro, tire-toi. Hahahaha, tu as dit la même chose il y a trente ans en Amazonie.
Et la Suédoise du Shopping Rio Sul et la Suédoise était la baby-sitter des enfants d’un couple de Suédois qui était allé habiter à Macaé à cause du pétrole et après Leblon et le bar de l’hôtel Marina et un petit jus de fruit. Tu ne bois rien ?, un petit jus. Tu es sûre ?, un petit jus, La barbe, une gringa sobre part tout de suite en Uber toute seule. Maintenant il n’y a pas de petit jus, Karoline, mais j’ai du vin rouge dans mon sac à dos, un toast aux trains qui dorment, et il est renvoyé de son agence de publicité et la nuit il ne trouve personne dans le wagon et une autre nuit rien rien rien et à quatre heures quarante il adresse un bonjour au contrôleur et lui donne ses cinquante réais de toujours, il adresse un bonjour et pas le moindre réal au clochard qui vit en face de la station et pendant qu’il monte les escaliers qui débouchent sur la rue Harmonie il envoie un message à son ex qu’il n’a plus vue depuis un an, Tu veux te marier avec moi ?
Traduction du portugais (Brésil), Stéphane Chao (1)
Hector Bisi est né à Belém, en Amazonie brésilienne. Copacubana, son premier roman, est paru au Brésil et en Argentine. Son deuxième roman, Le Beau Patrick et la rue des mauvais garçons, inédit mais traduit en français, devrait paraître au Brésil en 2019. Il participe à des manifestations littéraires dans le monde entier, comme à la Sorbonne et la foire du livre de Buenos Aires. Il a également créé, conjointement avec la maison de production argentine NAH Contenidos, la série Copa do Caos pour MTV Brésil. Il collabore à la revue de mode L’Officiel Hommes Brésil. Il vit actuellement entre São Paulo et Paris.
(1) Ancien directeur du Bureau du Livre de l’Ambassade de France au Brésil. Traducteur. Nouvelliste. Publie ses nouvelles au Brésil et en France dans des revues comme l’Atelier du roman, la Femelle du requin, l’Ampoule, entre autres. Ses textes sont également traduits en roumain.
(2) Initialement publié en portugais dans le numéro de septembre 2018 de L’Officiel Hommes Brésil.
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