Nous les vivants, Ayn Rand (par Gilles Banderier)
Nous les vivants, Ayn Rand, Les Belles-Lettres, mai 2023, trad. anglais (États-Unis), Élisabeth Luc, 606 pages, 23,90 €
Edition: Les Belles Lettres
Bien que la France se targue (ou se targuât ?) d’être à la fine pointe du goût et de la modernité, elle ignore coupablement le nom d’Ayn Rand (1905-1982). Née Alissa Rosenbaum, dans une famille juive de Saint-Pétersbourg, d’un père pharmacien, elle fut en sa jeunesse une lectrice assidue des grands auteurs français. La famille perdit ses biens lors de la Révolution de 1917 et, après différentes étapes, dont quelques années en Crimée, la jeune fille s’exila aux États-Unis, travaillant pour Hollywood et publiant en 1936 son premier roman, Nous les vivants. D’autres suivront qui connaîtront le succès, car une des originalités de celle qui avait choisi le pseudonyme d’Ayn Rand fut de couler ses préoccupations philosophiques dans la forme romanesque, son œuvre la plus fameuse (dans son pays d’adoption en tout cas) étant Atlas Shrugged (Le Réveil d’Atlas, publié en France sous le titre de La Grève).
Les romans se contentent en général de raconter des histoires et de distraire les lecteurs – c’est ce qu’on leur demande. Les romans réussis sont peu nombreux, par rapport à la masse que l’on imprime, et au sein de cette production à la fois hégémonique et pléthorique, les romans d’idées sont rares et plus rarement encore de bons romans. Dans une préface écrite vingt-deux ans après la première édition de Nous les vivants, Ayn Rand note que ce livre « n’est pas un roman “sur la Russie soviétique”, mais sur l’Homme versus l’État. Son thème fondamental est le caractère sacré de la vie humaine, non pas dans un sens mystique, mais en tant que “valeur suprême” » (p.7). Elle ajoute plus loin : « Quand, à l’âge de douze ans, en pleine révolution russe, j’ai découvert le principe communiste selon lequel “L’homme doit vivre pour l’État”, j’ai senti que c’était là le problème essentiel, que ce principe était mauvais et qu’il ne pouvait engendrer que le mal, quels que soient les méthodes, les détails, les décrets, les politiques, les promesses et les vœux pieux. Telle était la raison de mon opposition au communisme, à l’époque, et elle l’est toujours » (p.10).
Malgré la remarque d’Ayn Rand, selon laquelle Nous les vivants « ne raconte pas la Russie soviétique en 1925. C’est un roman sur la dictature en général, qu’importent le pays ou l’époque : Russie soviétique, Allemagne nazie ou – ce que ce roman contribuera peut-être à éviter – une Amérique socialiste » (p.9), l’œuvre se rapproche d’un roman autobiographique, ne serait-ce que parce qu’il se déroule dans la ville natale de l’auteur.
« Petrograd sentait le phénol. Sur une carcasse de poutres d’acier pendait un drapeau d’un gris rosâtre, qui avait été rouge. De grandes colonnes s’élevaient vers une immense verrière aux panneaux gris comme l’acier, qui disparaissaient sous des années de poussière et d’intempéries. Certains étaient cassés, traversés par des balles perdues, les bords tranchants, béant sur un ciel tout aussi gris que le verre. Sous le drapeau pendait une frange de toiles d’araignée ; sous les toiles d’araignée, une énorme horloge de gare, aux chiffres noirs sur fond jaune, d’où le temps s’était enfui, avec les aiguilles. Sous l’horloge, une foule de visages blêmes et de manteaux crasseux attendait le train ».
Ainsi commence l’œuvre, et il est à souhaiter que cette ouverture devienne classique, au même titre que celle d’autres romans. L’histoire est celle d’une jeune femme, Kira Argounova (née en 1904, elle a presque le même âge que l’auteur), dont la famille a vu ses biens nationalisés (autrement dit, confisqués), avant de s’exiler en Crimée (ce que fit la famille Rosenbaum). Nombreux étaient alors ceux qui pensaient que le gouvernement soviétique s’effondrerait sous les assauts des « Blancs » ; mais, à la surprise générale et à la déception de beaucoup, il tint le coup en s’installant dans la durée, avec son cortège d’idéologie, de privations, de propagande, de misère, de dénonciations, de rééducation des masses. La famille Argounov retourna à Petrograd, dans cette ville qui fut toujours spéciale (« Petrograd n’est pas née. Elle fut créée. C’est la volonté de l’homme qui l’a façonnée là où les hommes n’avaient pas choisi de s’installer. Un empereur implacable commanda la ville et la terre qui la portait. […] Les villes poussent comme des champignons, comme la mauvaise herbe. Petrograd n’a pas poussé. Elle est née achevée. Petrograd est étrangère à la nature. Elle est l’œuvre de l’homme », pp.309 et 313), mais qui ne ressemblait plus à grand-chose. Ces ci-devant aristocrates, qui n’avaient jamais manqué de rien, découvrirent avec consternation le rationnement, le marché noir, les appartements communautaires. Sans abandonner tout de suite l’espoir de retrouver leurs anciens biens, ils s’installèrent dans une situation qui ressemblait fortement à la misère, loin du paradis promis. Dans cet immense pays déglingué, où rien ne fonctionnait (« On avait coutume de qualifier tout ce qui s’avérait totalement inefficace de “soviétique”. Ainsi, il y avait les “allumettes soviétiques” qui ne s’allumaient pas, les “foulards soviétiques” qui se déchiraient dès la première utilisation, les “chaussures soviétiques” à la semelle en carton » (p.249), la propagande du régime prophétisait sans trêve le « déclin du capitalisme », tandis que l’échec patent, irrémédiable, du communisme était toujours de la faute des autres (on trouvera page 406 un bel exemple de cette logomachie). C’est ce à quoi mène l’idéologie : le divorce d’avec la réalité, dont les conséquences sont toujours tragiques.
La France a reçu Nous les vivants soixante ans après sa publication (la traduction que Les Belles-Lettres réimpriment date de 1996), alors que sont passés Nous Autres, Docteur Jivago, Vie et Destin, L’Archipel du goulag, et que le communisme s’est effondré, même s’il survit encore çà et là et cherche à renaître sous des oripeaux vert islam ou vert écologiste. Mais il convient de réserver le meilleur accueil, fût-il différé, à ce grand roman.
Gilles Banderier
D’origine russe, Ayn Rand (1905-1982) est l’auteur d’une œuvre romanesque à l’influence considérable aux États-Unis et dans le reste du monde.
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