Nous l’appelions Em, Jerry Pinto
Nous l’appelions Em, février 2015, traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, 260 pages, 22 €
Ecrivain(s): Jerry Pinto Edition: Actes Sud
Et l’enfer s’appela bipolarité…
« Je grandis en entendant dire que ma mère avait un problème de nerfs. Plus tard, on m’expliqua qu’il s’agissait d’une dépression nerveuse… on nous dit qu’elle était schizophrène… finalement, tout le monde s’accorda à dire qu’elle était maniaco-dépressive. Tout au long, elle n’utilisa pour elle-même qu’un seul mot : folle ».
Alors, adulte, il en fit un livre : sa mère, sa sœur, lui et son père, plus quelques autres, parents, amis, psychiatres, face à ce qu’on nomme maladie chronique bipolaire, et qu’on devrait plutôt nommer : monstre ou fauve, qui épuise, et terrorise, revient en boucle, et s’accroche. Un de ses proches mentalement atteint ; un drôle de voyage. Parce qu’il y a sa mère malade, et puis, eux tous, et encore le reste du monde qui regarde et juge. Une douleur fragmentée. Infinie, mâtinée pour autant ça et là de l’émotionnel « normal » et banal de toute vie. Et au bout, ce livre, magnifique, écrit de main de fils, avec la pudeur, l’humanité, le juste, que pas un documentaire ne parvient à rendre (tout en en étant pourtant un, et des meilleurs).
Autopsie d’une maladie – ici, en Inde, à Bombay, années 60, milieu catholique à la sauce-Goa, en résonance exacte avec ce qu’est cette maladie partout dans le monde, et à n’importe quelle époque. Un manuel sur tout ce que vous voulez savoir sur ces gens (10%, dit-on, de la population mondiale, qui – infimes erreurs de dosages de leurs neuro-transmetteurs – se trimbalent avec ces « humeurs » prenant le grand-huit chaque jour de leur pauvre vie).
Les formes. D’abord : l’exaltation : « elle rugit, secouée d’un rire gai et maniaque » ; la phase basse, qu’on appelle descente, comme pour un drogué : « c’est comme de l’huile, de la mélasse. J’ai cru que j’allais me noyer. Alors je mes suis levée, habillée, je suis sortie dans la rue, et j’ai essayé de me jeter sous un bus… », les TS, entendez tentatives de suicide, sanglantes à souhait, que les enfants ou le père « encadrent », vaille que vaille. Qui, mieux que ce fils et cette – formidable – Susan, de sœur, montreraient à quel point être l’enfant de ces malades fait grandir, et raye d’un trait de lithium toute tentative de vivre une jeunesse insouciante. Les délires paranoïaques : « tout a commencé quand tu étais bébé ; quand tu as montré du doigt le ventilateur, j’ai su qu’ils étaient là, qu’ils nous écoutaient ». Nos deux enfants/adultes ont comme des antennes pour repérer le balancement – terrible manège – des périodes ; la maniaque, la dépressive ; les nuits sans sommeil, la logorrhée intarissable qu’ils ne pouvaient juguler qu’en prétendant « réviser ». Les séjours hospitaliers, le risque effroyable pour la mémoire des électro-chocs.
Les rapports entre les époux – monsieur Hmm, le père, ainsi nommé pour sa placidité, son infinie patience : « mon roc, mon refuge il savait quand nous laisser faire et quand reprendre les rênes » ; les rapports enfants/mère, quand ses débordements verbaux fortement teintés de sexualité renversent les rôles : – enfin ! Em !
Jerry Pinto, une fois posée la folie maternelle, comme il l’a vue, vécue, subie, a voulu partir à la recherche de sources plus profondes. L’enfance – douloureuse émigration depuis la Birmanie – sa rencontre avec le père – un délicieux portugais de Goa : est-ce que ça traverse l’enfance, l’amour, la jeunesse de tout un chacun, un bipolaire ? Des passages de lettres, des « dires » un peu fumeux, qu’elle lâchait dans sa temporalité calme, nous donnent – doux aperçu un peu sépia – des flashs sur cette vie là-bas, dans ces années-là, sur cette société, un peu guindée, presque coloniale… et nous, de nous demander si cet environnement n’aurait pas favorisé… ou, bien, est-ce que c’était écrit ?
Et puis, il y a l’amour, pour elle, pour la famille (bien plus solide que tant de familles !). C’est de cela qu’est parfumé tout le livre. Un hommage à cette Em, cette Imelda au prénom de pose-thé au fond d’un jardin indo-anglais, à sa curieuse mais incontestable force pour naviguer sa vie, quand même. Comme un clin d’œil à l’autre, dont il n’est jamais parlé, mais qui ne quitte pas notre lecture. Ophélie, peut-être, mais Virginia Woolf plus sûrement.
Très beau texte, à l’écriture fine, et presque attentive, qui nous laisse son empreinte, littéraire, humaine, tellement forte qu’on a envie de remercier.
Martine L Petauton
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