Nouilles froides à Pyongyang, Jean-Luc Coatalem (2 recensions)

À l’arrivée, les premières impressions sont mitigées : « Par le hublot, nous avons aperçu des collines rabotées, couleur pain brûlé, un porridge de rizières à sec, des chemins entortillés comme des vipères ». À l’aéroport : « Peu d’activité. Aucune circulation. Un camion crache derrière lui son panache de fumée – il marche au charbon faute d’essence ». Ce qui surprend le plus : le silence. « Aucune rumeur urbaine » comme à Paris ou dans une autre grande ville. Mais voici que s’avance Kim, le guide chargé de les accompagner. Et Kim 2 – pour surveiller Kim 1 ? Et Kim 3, le chauffeur… Le premier hôtel est quasi désert. Et pas question d’en sortir. De toute façon il n’y a pas grand-chose à faire dans la ville : « à neuf heures du soir, il n’y a, en effet, plus que l’obscurité ». La télé ne capte pas les chaînes de télé internationales. Ennui. Alors Coatalem lit Mardi, le roman de Melville, antidote à l’ennui. Dehors « les rues sont râpées et nues » et « les lampadaires trouaient une nuit inconsolable ». Et en Corée du Nord, tous les hôtels pour touristes se ressemblent.

Commence le « programme » des visites. Tout ce qui était prévu au départ a été annulé dès l’arrivée. Passons. Et suivons le guide… Pas d’autres solutions. Heureusement, l’auteur a l’art de raconter ses péripéties : formalités administratives avec coupure de courant, longs déplacements en minibus, attentes, visite d’une coopérative-modèle, d’une rizière-modèle, d’une maison-modèle, et du mausolée de Kim Il-sung, avec sa déambulation et son salut au sarcophage, ce qui donne l’un des morceaux de bravoure du récit. Coatalem, qui se définit comme une sorte de « Tintin virevoltant » et qui a « tendance à cavaler dès que la portière s’ouvre » comprendra vite qu’il est prisonnier du minibus et de ses guides. Et rongera son frein, avec un état d’esprit oscillant entre énervement et mélancolie. Parfois à la limite : « Clorinde et moi cachons un sourire. Le boniment ne prend plus ». Et jusqu’à la révolte, en visitant un musée interdit.

La bière – à défaut d’une vodka russe – fait un peu oublier, ou au moins « trouver le recul pour poursuivre l’aventure » d’un séjour où « tout est coulé dans le béton ». L’imprévu n’est pas possible. La bière combat aussi la solitude, dans un pays où les autres touristes sont invisibles, et où les rencontres avec les habitants sont impossibles. « Pour le Coréen de la rue, nous restons des pestiférés ». Difficile, voire impossible d’engager la conversation sans raison, ou alors avec des personnes « prévenues à l’avance, conditionnées » pour vous répondre. Peut-être même qu’une tentative un peu forcée se retournerait contre l’habitant, qui deviendrait suspect… « Parler, c’est le début des ennuis ». Quant à draguer… Les « beautés vulgaires » à talons aiguilles (qui valent une fortune) ont des sourires « qui font mal parce que ce sont les premiers que j’échange avec quelqu’un depuis que je suis au royaume des Kim ». Il y a bien quelques « porosités » avec la Chine, et quelques denrées et produits manufacturés qui sont introduits en Corée et qui permettent à quelques privilégiés « d’apercevoir un peu du monde extérieur, telle une éclaircie dans leur ciel plombé ». L’auteur, avec beaucoup d’humour et un zeste de désespoir, se demande si lui et son compagnon de voyage ne sont pas semblables à ces « tortues qui pompaient leur filet d’air parmi des étrons flottant » dans un aquarium puant d’un hall d’hôtel. Et « pourquoi être venu au pays de la nuit noire ? » à part pour « publier un voyage de quinze mille signes ? ».

« Je me laissai alors tomber sur mon lit comme une nouille froide dans Pyongyang déserte. Et ce fut bien ainsi » pourrait être la conclusion de cet excellent « récit de voyage » (sous-titre de ce livre) avec tous les ingrédients du genre : lieu exotique, peu connu, peu visité, aventures, rencontres (rares), états d’âmes, paysages, informations politiques et géopolitiques (l’auteur s’est documenté et ses propos sont très informatifs), histoire, culture (si l’on peut dire) et traductions culinaires. Dont les fameuses nouilles, plat national qui a laissé l’auteur sur sa faim…

Lionel Bedin

Recension 2

Vraiment excellent, le nouveau livre d’Éric Chevillard. Voyez plutôt ce qu’il nous a encore inventé : « Aujourd’hui, la propagande répète sans sourciller que, lorsque le Guide se promène dans les champs, tous les arbres fleurissent à son passage. Que la glace fond sous ses après-ski et que les oiseaux gazouillent l’hiver en l’apercevant. Et s’il renverse un flacon d’encre sur une carte d’état-major, un typhon se déchaîne sur la région en question – c’est à chaque fois le (maudit) Japon ! ». Décapant, pas vrai ? (À moins qu’il ne s’agisse d’un manuscrit retrouvé de Kafka ?).

Mais non, on me dit dans l’oreillette que ce texte serait extrait de Nouilles froides à Pyongyang, le nouveau livre de Jean-Luc Coatalem. L’écrivain-journaliste est une sorte d’Albert Londres moderne qui arpente notre planète pour en rapporter de beaux reportages. Ou de ces récits édifiants qui montrent d’un pays ce que l’on ne peut voir de chez nous. Dans ce voyage en Corée du Nord en compagnie de son ami Clorinde, Coatalem ne veut pas tenter d’apporter un regard théorique ou historique sur le pays : « mon propos se voulait plus modeste : raconter ce que l’on voit du “paradis rouge”, ou plutôt ce qui, dans un cadre très contrôlé, en était dévoilé ».

Vous qui souffrez intérieurement de n’avoir pas assez d’une vie pour visiter tous les pays du monde, voici un livre qui, en deux heures, vous en fait visiter un entièrement. C’est bien simple : il n’y a rien de plus à voir pour les touristes, en Corée du Nord, que ce qu’a vu M. Coatalem. Et encore, il parvient à échapper quelques secondes à la surveillance de ses deux guides-gardes pour s’engouffrer dans le musée des Beaux arts de la capitale. Comme partout dans ce pays, il va perdre ses illusions : « je m’attendais à des paysages simples, des scènes villageoises, un peu d’impressionnisme à l’asiatique »… Que nenni ! Des portraits de Kim Il-sung, ainsi que de Kim Jong-il. Au moment de la rédaction du livre, Kim Jong-un, le fils de ce dernier, n’était pas encore au pouvoir.

En contrepoint de ce voyage organisé (euphémisme) et très cocasse, on pourra lire des ouvrages qui dépeignent un envers plus noir de la Corée du Nord : notamment Rescapé du camp 14, de Blaine Harden (Belfond), un journaliste qui a consigné l’histoire du premier homme à s’être échappé d’un camp de concentration nord-coréen, Shin Dong-huyk. Un camp de concentration en Corée du Nord, ce pléonasme décourageant.

Clément Bénech