Notre plage nocturne, Stig Dagerman (par Catherine Dutigny)
Notre plage nocturne, Stig Dagerman, Éditions Maurice Nadeau Poche, juin 2024, trad. suédois, Carl Gustaf Bjurström, Lucie Albertini, 205 pages, 10,90 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Après le livre de nouvelles Les Wagons rouges (1) réédité en format poche en 2022 par les Éditions Maurice Nadeau, c’est au tour d’un second recueil de nouvelles, Notre plage nocturne, d’être disponible dans ce format, dans une réédition revue et corrigée par Patryck Froissart et Laure de Lestrange.
Les œuvres de Stig Dagerman, romans, pièces de théâtre et nouvelles, plongent dans les réalités douloureuses de l’existence et décortiquent les sentiments de peur, de culpabilité et de solitude. Ses écrits s’inscrivent ainsi dans un mouvement littéraire suédois des années 40, en anglais, le fortiesism, marqué par un pessimisme certain et centré sur des questions existentielles.
Si dans Les Wagons rouges le fantastique tient une place importante dans ses nouvelles, il tend à s’estomper dans Notre plage nocturne pour se concentrer sur les destins d’hommes et de femmes qui ne sont ni des héros ni même des anti-héros. Simplement des humains, d’une humanité qui confine au banal ; souvent des perdants, qui vivent dans une forme d’illusion sur eux-mêmes et sur leur entourage, des solitaires par choix, par obligation, voire par nature.
Des « destins » ? Pourtant l’auteur, dès l’incipit de la première nouvelle, prévient le lecteur : « Il y en a qui croient au destin. Il y en a qui ne croient en rien. Quelques-uns croient en tout. Quelques-uns croient. Personne ne sait rien. Personne » (p.5).
Si la solitude est la toile de fond de ces dix nouvelles composant le recueil, Stig Dagerman aborde plusieurs thèmes différents dans une mosaïque de tourments de l’existence, soumis à l’absurdité et à l’immoralité du monde.
La solitude dans le couple et l’inauthenticité des protagonistes :
Quatre, sur les dix nouvelles du recueil, abordent ces thèmes en empruntant des chemins différents.
Dans L’arbre du pendu, un couple, formé d’un homme, Karl, surnommé depuis l’école « La Chaloupe » suite à une malencontreuse chute qui lui avait donné une démarche particulière, ayant épousé une femme très belle, Mona, reçoit l’espace d’un week-end de ski un ami, Karl. Très vite Karl évoque le surnom de son ami, et Mona, au moment de porter un toast, éclate de rire : Skål, La Chaloupe ! Skål le lourdaud ! ». Un rire qui va déclencher chez Karl une obsession paranoïaque, celle d’une relation adultère. S’enfermant dans le silence, son esprit s’égare dans les soupçons et il sombre dans l’angoisse. Une angoisse fondamentale sans doute liée à un sentiment d’impuissance et d’insuffisance dont il n’a pas conscience et qui le coupe d’autrui.
La nouvelle Des hommes de caractère met en scène un trio adultère. Un inspecteur des eaux et forêts loue une chambre chez un couple dont le mari est instituteur. L’inspecteur semble être un homme de qualité, mais Stig Dagerman prévient : « Jamais il n’arrive à l’inspecteur une de ces choses qui ridiculise les autres, rien dont on puisse rire ou sourire ; rien, mais on attend » (p.36).
Et la chose arrive… L’inspecteur, devenu l’amant de la femme de l’instituteur, lui fait cadeau d’un foulard acheté dans une épicerie du village. La nouvelle et les insinuations circulent chez les bonnes âmes de ce village, lorsque celle-ci se promène la tête couverte du présent. L’instituteur en prend connaissance en entendant les remarques de deux de ses élèves. Les protagonistes se livrent alors au jeu du chat et de la souris destiné à obtenir d’un côté la preuve de l’infidélité et de l’autre de sauvegarder les apparences. En réalité, l’attitude des deux hommes révèle leur profonde insensibilité, leur manque d’amour sincère et surtout leur volonté de paraître aux yeux des autres (y compris de la femme) des « hommes de caractère » ce qu’ils clament tous deux avec véhémence, s’illusionnant ainsi sur leur propre lâcheté et sur l’inauthenticité de leur nature. Deux hommes de cette trempe ne feront qu’approfondir le sentiment de solitude et d’abandon de la mal-aimée et de permettre à l’incommunicabilité de triompher.
Dans L’homme étranger, Stig Dagerman s’attache à décrire un moment de la vie d’un vieux couple. Un soir, avant une nuit d’orage, installée dans une pièce de leur maison, la femme compulse des albums de photos couvrant une bonne partie de leur existence. Lui, fume et s’ennuie dans cette pièce où la chaleur et le silence, « un de ces silences qui rendent aux hommes leur solitude », l’incommodent et avivent son anxiété. Sa femme lui présente des photos où ils sont tous les deux présents et l’homme ne se reconnaît sur aucune de ses photos, plus elle insiste et moins il se reconnaît. Plus son sentiment de solitude s’exacerbe et plus son angoisse croit en intensité. Il devient « étranger » à lui-même. Dans cette nouvelle, à la conclusion légèrement teintée de fantastique, Stig Dagerman excelle à rendre possible l’inimaginable.
Si l’on accepte l’idée qu’un père et son fils forment « un couple », on est tenté d’ajouter une cinquième nouvelle : Mon fils fume une pipe en écume de mer. Si le fils habite toujours dans la maison du père, celui-ci est en proie à un sentiment de solitude extrême. Pourtant, par le passé, la maison était remplie d’amis. Il y résonnait des rires, le bruit des verres qui s’entrechoquaient, « le joyeux vacarme des couteaux et des cuillères à café, des chuchotements confidentiels ». Tout cela existait autrefois, songe-t-il, « avant que mon fils n’ait commencé à fumer une pipe en écume de mer ». Stig Dagerman décrit avec soin la manière dont le père cherche à donner une raison extérieure à sa solitude profonde. Et pour ce qui est un trait fondamental de son caractère, il n’hésite pas à lui attribuer une origine absurde. Inauthenticité du personnage et rôle de la solitude qui fonde l’absurde.
La turpitude du monde, sa médiocrité, sa crasse et l’homme, acteur de son dérèglement :
Deux nouvelles illustrent pleinement ces thèmes : dans La tour et la source le gardien et guide d’un couvent voit un lundi (jour généralement exempt de visites, ce qui lui plaît énormément) des touristes débarquer, des touristes (qu’il nomme le Public et qu’il déteste) de la pire espèce : des jeunes gens, « style américain » qui vont se moquer de lui et se conduire comme des porcs, allant jusqu’à souiller de leur urine la fontaine du couvent, cueillir les fleurs de parterres, cracher au sol et lui jouer un mauvais tour en l’enfermant dans la tour. Lorsque deux vieilles institutrices le libèrent, un autre cauchemar prend forme : elles contestent son savoir de guide, le reprennent et le contredisent sur ses explications car elles ont lu des livres qui racontent l’histoire du couvent. « Non seulement, le Public piétinait son herbe, abîmait ses pierres, volait ses roses, pissait dans sa fontaine, mais encore il voulait faire de lui un être inutile » (p.159). Le non-sens de son existence face à une société matérialiste et individualiste, son moi prisonnier d’une illusion, le conduiront à une solution extrême.
Notre plage nocturne, nouvelle éponyme du recueil, aborde à une époque (ces nouvelles ayant été écrites avant 1954) où l’on se passionnait peu pour l’écologie, un thème aujourd’hui à la mode, celui de la pollution. Il est un thème également très présent dans cette nouvelle riche en émotions, celle de l’exploitation des plus faibles et des plus pauvres par les nantis.
Une plage et « Sisyphe, qui porte son malheureux nom avec un héroïque aplomb, vous emmène volontiers dans le phare abandonné qui se dresse, comme un délaissé, au milieu d’une végétation pleine de charme et de là, il vous fait découvrir le panorama de la plage » (p.164). Et du haut de ce phare, les visiteurs découvrent un splendide paysage, puis poussés par Sisyphe à mieux ouvrir les yeux, à voir la réalité au-delà des illusions, c’est toute l’horreur d’une nature dévastée par l’homme, toute la crasse et les déchets qu’il y accumule, qui surgissent devant des regards stupéfaits. Un peu plus loin, de riches vacanciers s’amusent à jeter des pièces dans la mer au pied d’un rocher, encourageant de jeunes gens pauvres à plonger pour les récupérer, nonobstant un risque mortel.
Derrière ces ténèbres, Sisyphe et bien entendu Stig Dagerman continuent à rêver d’une vie authentique où régnerait la solidarité et le respect de la nature. Et dans la nuit qui efface la laideur, quand une flamme vient éclairer l’horizon, l’auteur tente de nous réconforter : « Ce sont les pêcheurs de détritus, ils ont mis le feu à un banc d’ordures, dit Sisyphe, il y a souvent du mazout et d’autres produits inflammables dans tous ces détritus et quand ces pauvres diables ont envie d’un feu d’artifice /…/, ils brûlent ce qui leur aurait permis de subsister pendant une semaine. Ils vivent les yeux grands ouverts et ils ne les ferment ni devant la crasse ni devant la beauté » (p.183).
L’amitié perverse, la pureté et l’impossibilité d’échapper à son destin :
Dans Les implacables, deux jeunes gens attendent dans un restaurant un couple d’amis récemment mariés. Dans leur conversation précédant l’arrivée du couple, le mari, Rickard, est rapidement qualifié par eux d’« implacable ». Ce mot désigne un genre d’homme tyrannique, un type antipathique, méchant et surtout dominateur qui exerce son pouvoir sur ceux qu’il fréquente. Le qualificatif prend tout son sens dès l’arrivée du jeune marié qui se conduit comme un goujat, avec l’appui inconditionnel de son épouse. Cette nouvelle pleine d’ironie, voire de scènes à la limite du burlesque, décortique les mécanismes des jeux de pouvoir et la facilité avec laquelle tout un chacun s’y laisse prendre.
Le départ est une nouvelle très mélancolique et baignée de fantastique. Un homme veuf décide de quitter sa maison sise au bord de la mer, mais avant cela il lui faut abattre un sapin planté par ses soins soixante-dix ans plus tôt. Ce sapin devient la métaphore de sa vie avant qu’il ne sombre dans la solitude. L’arbre résiste, crie sous les coups de hache, refuse de mourir. Quand enfin il partira, il emportera inexorablement avec lui la mer, ce qu’il fut et qu’il restera jusqu’à la mort.
Enfin, la première nouvelle du recueil Le chien et le destin, un homme boit pour noyer sa solitude et se remémore les femmes qu’il a aimées mais qui l’ont trompé ou se sont refusées à lui pour préserver leur pureté. Cette même pureté, qui par un coup du sort le conduira à sa perte. Un conflit permanent entre le désir d’une éthique – ici, la pureté – et l’immoralité propre à la nature humaine – ici, la trahison d’une femme –, ne peut se résoudre que dans le suicide.
Cette nouvelle diffère en écriture de toutes les autres par son style haché, pressé, par l’accumulation de phrases nominales. C’est un petit bijou, tant par sa structure magistralement construite que par sa forme viscéralement fascinante.
Expert dans l’art de la nouvelle, Stig Dagerman s’interroge et nous interroge de manière intime sur notre possibilité de faire des choix dans l’existence. Il nous presse de réfléchir sur une liberté qui n’est nullement donnée mais qui doit être conquise, mais jamais il ne juge ou ne condamne celles et ceux qui n’en ont pas le courage, soit par nature, soit par le fait de leurs conditions d’existence. Au pire, il en parle avec dérision.
Un recueil, humainement indispensable :
(1) https://www.lacauselitteraire.fr/les-wagons-rouges-stig-dagerman-par-patryck-froissart
Catherine Dutigny
Stig Dagerman, né Stig Halvard Jansson en 1923 à Älvkarleby, est un écrivain et journaliste libertaire suédois. Romancier et dramaturge, il est considéré comme l’un des représentants majeurs de la littérature de son pays dans l’immédiate après-guerre. Dagerman s’est suicidé en 1954 à Danderyd.
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