Notre Décennie, Trilogie, 25, L’Immobile, Rudimentaire, Stéphane Bonnard (par Marie du Crest)
Notre Décennie, Trilogie, 25, L’Immobile, Rudimentaire, septembre 2018, 92 pages, 15 €
Ecrivain(s): Stéphane Bonnard Edition: Espaces 34
Stéphane Bonnard cofonde en 1996 KompleX KapharnaüM, dans l’agglomération lyonnaise. Le collectif propose à travers des performances sonores, visuelles, musicales, une approche poétique et sociale dans l’espace urbain de la vie contemporaine, en impliquant le public. Le texte a également toute sa place dans ce dispositif. La trilogie porte la voix littéraire de ce monde impitoyable de la mondialisation et du management inhumain.
R.H. ou la trilogie contemporaine
La trilogie est une forme récurrente de l’écriture musicale ou littéraire. Trois pièces se font écho à travers la contamination des lieux de l’action : Stéphane Bonnard en effet s’attache à montrer du dedans l’organisation du monde du travail qui broie les individus. Dans la première pièce, 25, il sera question du Groupe (tout le monde reconnaît France Télécom devenu Orange derrière ce nom en majuscule anonyme et glaçant), ou dans L’Immobile, de l’architecture presque carcérale des Tours (celles de la Défense ou de La Part-Dieu à Lyon). Et de l’Hôtel particulier en siège de la toute puissance dans la dernière pièce.
Dans les trois opus, nous entendons l’anglais de la communication à travers les grandes métropoles du monde, le même sabir déshumanisé des managers, des traders de tout poil. La forme monologique revient comme étant la seule possibilité langagière : le suicidé en série, dans 25, l’homme à la mallette contre le flux du parvis du quartier des bureaux et des Tours, l’homme et la femme (lui et elle) dont la parole se succède sans échange, sauf à la fin du texte. Le dialogue devient pure trace piégée dans le monologue comme lorsque le père s’adresse à sa fille dans Rudimentaire. Le titre d’ensemble de la trilogie enfin, Notre décennie, constitue un lien (notre), une continuité temporelle de ce qui est en jeu dans les trois fables dramatiques. Tout cela se passe à notre époque, dans les années 2000.
25
L’actualité fait corps avec le texte de Stéphane Bonnard : texte contemporain à plus d’un titre. 25 a été écrit en 2009 dans le contexte de l’affaire des suicides à France Télécom, qui démarre en 2008, à l’époque où le PDG, Didier Lombard, et ses équipes, mettent en place une politique managériale qui n’a d’autre but que de faire partir « par la porte ou par la fenêtre » le plus grand nombre de salariés possible, afin de restructurer le groupe qui va être largement privatisé. On connaît la suite : des suicides, des tentatives de suicide y compris sur le lieu de travail. Mais l’entreprise de l’auteur va plus loin encore puisque, alors que se tient au Tribunal de Grande Instance en ce moment le procès des dirigeants de l’entreprise pour harcèlement moral ou complicité de harcèlement moral, en 2019, il propose une lecture à deux voix de la pièce sur le parvis du tribunal.
Le nombre 25 correspond à la litanie des suicidés, victimes de cette hécatombe au sens religieux grec du terme. Chacun, figure du monologue, répète : je suis le premier, le deuxième, et ainsi de suite. Comment parler depuis sa propre mort ? Comment dire quand le corps est mort ? Quand on devient « un fait divers » qui passe à la TV. Bonnard fait, dans la forme du livre, se confronter cette écriture des morts et celle, sur la page de gauche, en face, contre (quand le volume est refermé), d’une enquête ou sondage d’un cabinet quelconque de gestion des ressources humaines avec son flot de questions en caractères gras qui ignorent les réponses des intéressés et qui devient de plus en plus incisif, menaçant et culpabilisant, dans le resserrement du temps (p.22-24) :
Au cours des 5 dernières années.
Au cours des 12 derniers mois
Au cours des 7 derniers jours.
Les investigateurs de ce plan eux aussi imposent leur discours : le Groupe prend la parole aveccertitude, car le Groupe sait (p.19). La deshumanisation du langage va encore plus loin ; la dernière page de la pièce est entièrement consacrée à une liste de sigles dont on peut imaginer qu’ils ont réellement existé. Comme AVSC (Agence Ventes et Service Clients), ou Etat-Major d’OPF (DT, Portails, TPCI, DFMGP). Les hommes et les femmes ont totalement disparu de ces structures abstraites qui n’ont de sens qu’en elles-mêmes. Quand cela cessera-il ? puisque le vingt-sixième s’annonce…
L’Immobile
L’Immobile, comme Rudimentaire, relève au départ d’objets hybrides entre théâtre, ici forme textuelle, et intervention urbaine menée par KompleX KapharnaüM. La première diffusion en 2014 a eu lieu sous forme d’une fiction radiophonique réalisée sur les ondes de France Culture. Il n’est donc pas étonnant que la description tienne dans le texte une importance manifeste et que le son et la lumière soient très importants dans les diverses réalisations. L’incipit introduit assez longuement l’architecture urbaine d’un quartier d’affaires que l’on pense se situer à la Défense ou à La Part-Dieu (dans la vidéo). Cette description est marquée par une proposition textuelle d’un bloc, sans ponctuation comme si l’auteur cherchait à tout y intégrer : les passages, les bâtiments, les occupants des bureaux, les conversations internationales de ces derniers et quelques individus qui interviennent (un membre de la sécurité AST, un joggeur, un homme, une femme, des techniciens…), sans oublier des véhicules semblables à ceux qui circulent dans les golfs. Tout est flux, mouvement incessant, foule anonyme. Face à cette multitude humaine, se dresse la solitude de celui qui parle, qui voit : les hommes et les femmes dans un flux continu s’approchent me croisent… (p.34).
Il est L’Immobile comme un moteur dont la courroie claque ralentit pas tout à fait (p.35). La version visuelle du texte montre d’ailleurs un homme de dos face aux silhouettes de ceux qui circulent dans l’espace de cette zone urbaine si particulière. A plusieurs reprises, les pages du texte relatif à la vie de ceux qui travaillent dans les Tours sont face à une page blanche, métaphore d’un vide existentiel. L’immobilité toutefois ne signifie pas absence totale de mouvement car quelque chose se produit à l’intérieur du corps de celui qui dit : il y a d’imperceptibles mouvements à l’intérieur mon ventre fait de petits bruits le sang bouge dans mes veines (p.38).
La solitude du contemplateur pourtant cesse à l’approche d’une femme en jupe noire et chemisier blanc qui vient à lui, le regarde, lui parle même. Mais le flux l’emporte à nouveau. La description impose aussi son espace-temps de la journée à la nuit. La lumière décroît et l’envers du décor de cette société mondialisée fait surgir ces « mauvais génies ». Un homme plonge dans les poubelles, vestiges orduriers de l’apparente toute puissance économique ; des actions de l’ombre inquiètent les lieux, la « dalle », manière de plateau de ce mauvais théâtre social. L’auteur parle d’ailleurs d’un spectacle quotidien. Le texte peut alors bifurquer (en italique cette fois). Il y a les vies d’avant au village, mais les Tours et tout ce qu’elles impliquent fascinent. Nul ne peut leur échapper, en somme. L’Immobilité a aussi quelque chose à voir avec la mort. Seul l’amour parviendra à sauver l’homme et la femme qui se regardent dans un songe cosmique. Un jour peut-être.
L’ Immobile a été joué par l’auteur en 2017 au TNG à Lyon, après avoir été donné en lecture par Eric Didry dans le cadre d’Actoral en 2011.
Rudimentaire
Le dernier texte de la trilogie se donne sous une forme plus proche du langage dramatique formel avec deux voix ou deux personnages : lui et elle, comme c’est souvent le cas dans les œuvres théâtrales d’aujourd’hui. Toutefois le dialogue ne débutera qu’assez tardivement au moment de l’évocation de Waterloo mais ce dialogue, malgré la présence par intermittence de questions en direction de l’autre, fonctionne essentiellement sur le mode de la juxtaposition de deux paroles, sans lien logique évident d’une réplique à l’autre. Là encore la description a toute son importance dans l’accumulation des détails du quotidien par exemple dans une scène de réveil qui sert d’ouverture à la pièce. Le récit de paroles ajoute à cette scène construite par le monologue de l’homme une série de précisions : il nous dit ce qu’il dit à sa fille (prépare ton cartable… (p.70). L’écriture se fait expression de la conscience du personnage dont les propos sont régulièrement entrecoupés en italiques grisés « de spams » textuels comme autant d’échos parasitaires du monde : digressions sur le foot ; catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique ; économie de marché ; résultats chiffrés sur les medias. La parole de l’homme est d’ailleurs assez longue avant que de laisser à celle de la femme la possibilité de se faire entendre.
Elle prononce des mots de son amour pour son homme, son colosse roux, son doux barbu, à la manière d’un lamento. Elle se prépare à tuer, à tirer sur l’homme de pouvoir, parce que son amour a subi un plan de licenciement après quinze ans de labeur, qu’il a été réduit à néant. Elle va vers cet homme qui a chauffeur, conseillers, secrétaires, employés, ouvriers, banquiers, etc. Pourtant les deux voix se retrouvent sur la Place, sur cette scène de guerre ou de crime avec les badauds, les hélicoptères de surveillance au-dessus des têtes jusqu’au dernier instant, celui de la déflagration. Dans la trilogie, le cycle de la destruction des hommes dans la logique des profits financiers se referme : du suicide à l’assassinat. Quelque chose comme la vengeance tragique.
La mise en forme spectaculaire de Rudimentaire fait appel à un comédien et une comédienne ainsi qu’un musicien- batteur.
Marie Du Crest
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