Notices et esquisses relatives au ghetto de Varsovie, Emanuel Ringelblum (par Gilles Banderier)
Notices et esquisses relatives au ghetto de Varsovie, Emanuel Ringelblum, éditions Honoré-Champion, août 2020, trad. yiddish, Nathan Weinstock, 278 pages, 38 €
Edition: Editions Honoré ChampionQue peut faire un historien de formation et de métier lorsqu’il est témoin et qu’il sera bientôt victime du plus grand massacre de tous les temps ? Les possibilités ne sont pas en nombre infini : tenter coûte que coûte d’échapper à son destin tragique, sombrer dans la folie, devancer la mort en se suicidant ou, ce qui est plus conforme à l’esprit et à la vocation de l’historien, témoigner pour un avenir qu’il ne verra pas. Emanuel Ringelblum (1900-1944) choisit cette dernière solution, en se faisant le mémorialiste du ghetto de Varsovie. La capitale polonaise abritait avant 1939 la plus importante communauté juive d’Europe.
Seul ou avec ses collaborateurs, Ringelblum a écrit des dizaines de milliers de pages. Il avait rassemblé autour de lui un groupe de cinquante à soixante personnes, avec tous les risques que cela comporte (comment s’assurer que, parmi elles, aucune ne trahira le secret ?), œuvrant au même but, dans le dénuement matériel le plus complet. Ce groupe qui, tant que cela fut possible, se réunissait le samedi pour coordonner son travail, avait reçu le nom doucement ironique d’Oneg Shabbath, « la joie du shabbat ».
En principe, le Juif soucieux d’observance ne fait rien pendant le shabbat, sinon rendre grâce à Dieu. Indiscutablement, Ringelblum et ses collaborateurs dérogèrent à cette noble tradition. Mais leur travail, consistant à sauvegarder le souvenir de ceux qui avaient déjà disparu sans retour ou allaient bientôt disparaître, n’obéissait-il pas à une forme spéciale de piété ? Chacun pourra en décider.
Les Notes et esquisses d’Emanuel Ringelblum contiennent une description d’Oneg Shabbath, qui fonctionnait selon des règles précises, à peu près comme n’importe quelle société d’histoire locale (la peur et le sentiment d’urgence en plus), avec des réunions de comité et des discussions entre membres. Ce recueil est surtout un tombeau, au sens littéraire, de l’intelligentsia juive de Varsovie qui, ainsi que le remarquait tristement Ringelblum, partit vers le néant comme le peuple, sans protester, même si dans l’ensemble les Nazis ne parvinrent point à la briser moralement. Certains plaisantaient même, en s’imaginant réduits à l’état de savonnettes sur les rayonnages (les journaux clandestins avaient fait connaître la monstrueuse vérité). Les règlements de compte n’étaient pas rares, entre la police juive du ghetto, acquise aux Allemands en échange d’une illusoire protection, et la résistance juive, qui abattait les collaborateurs les plus voyants ou les moins prudents. Dans ces pages écrites entre 1942 et 1943, Ringelblum rend hommage aux historiens (comme Yitzhak Shiper, qui entretint une polémique avec Wernert Sombart sur le rôle des Juifs dans la naissance du capitalisme), journalistes, acteurs, musiciens, écrivains (en yiddish ou en polonais), juristes, etc., engloutis par la Shoah. Certains directeurs d’internats ou d’orphelinats choisirent d’accompagner dans les trains les enfants dont ils avaient la charge.
On connaît le principe de la capsule temporelle, qui consiste à enfermer des artefacts jugés représentatifs d’une époque donnée et à les enterrer afin qu’ils franchissent les siècles. Ce fut le cas de 35.000 pages collectées par Oneg Shabbath. Lorsque ce trésor fragile fut exhumé en 1946 et 1950, les Américains et les Russes avaient déferlé sur l’Allemagne, Hitler s’était suicidé et l’État d’Israël venait de naître. Toute l’entreprise d’Emanuel Ringelblum constitue un témoignage en faveur de la dignité du travail intellectuel, face à la folie et à la mort.
Gilles Banderier
Nathan Weinstock a également co-traduit l’édition intégrale du journal d’Emanuel Ringelblum, Oneg Shabbath (2017) et en a rédigé l’apparat critique.
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