Nostromo, Joseph Conrad (par Léon-Marc Levy)
Nostromo, Joseph Conrad, Folio, 1992, trad. anglais, Paul Le Moal, 526 pages
Ecrivain(s): Joseph Conrad Edition: Folio (Gallimard)
Un roman d’aventures
Avant d’avancer dans la complexité énonciative et conceptuelle de ce roman-monde, tourbillon polyphonique aux mille voix, il est important que le lecteur sache que Nostromo est d’abord un formidable roman d’aventures, ce que les critiques de ce grand ouvrage oublient trop souvent de souligner. A la manière de ce que feront Gabriel Garcia Marquez et Carlo Emilio Gadda plusieurs décennies plus tard, Conrad fabrique de toutes pièces un état imaginaire, que sa formidable intelligence va rendre plus que vraisemblable, plus que réel : le syntagme des pays d’Amérique Latine du début du XXème siècle, avec leurs révolutions itératives et leur exploitation coloniale endémique. Immense république, le Costaguana (Costa Rica ? Guatemala ?) est le théâtre de ce roman et le territoire de cette geste baroque qui sert, une fois de plus, à dire la répugnance profonde de Conrad devant le fait colonial. On se rappelle la dénonciation des horreurs coloniales dans Au cœur des ténèbres.
On ne résume pas, évidemment, un fleuve romanesque comme Nostromo. Tout au plus pouvons-nous tirer un fil des péripéties bondissantes de cette histoire. Un ingénieur anglais nommé Charles Gould (oui, Conrad s’amuse, il aurait pu l’appeler Silver) hérite d’une mine d’argent au Costaguana et décide de l’exploiter ; il s’installe avec sa femme, la belle Emilia, à Sulaco, capitale de la province occidentale. La production d’argent devient vite importante.
Quand éclate une rébellion armée, Gould réussit à faire embarquer une grande quantité de lingots d’argent à bord d’une embarcation, pour sauvegarder ce trésor des mains des insurgés. Il confie le petit bâtiment au journaliste et dilettante Decoud et au marin italien Gian’ Battista Fidanza, surnommé Nostromo, une sorte de bellâtre poseur et coquin. Quand la gabare coule, il laisse Decoud garder seul les lingots débarqués sur un îlot. Decoud, écrasé de solitude, se suicide :
L’aube, venant de derrière les montagnes, mit une lueur dans ses yeux qui ne cillaient pas. Après une aurore sans voile, le soleil parut dans toute sa gloire au-dessus des pics de la chaîne. Le golfe immense se mit soudain à scintiller de toutes parts à l’entour du bateau et, dans la splendeur de cette impitoyable solitude, le silence apparut devant lui de nouveau comme une corde mince et noire tendue à se rompre. […] Victime de la lassitude et de la désillusion qui sont le châtiment de l’audace intellectuelle, le brillant don Martin Decoud, lesté par les lingots d’argent de San Tomé, disparut sans laisser de trace, englouti dans l’immense indifférence des choses.
Nostromo estime alors que le trésor, que Gould et les autres dirigeants de Sulaco pensent perdu, lui appartient désormais et que la prudence lui commande seulement de s’appliquer à s’enrichir lentement. Mais bien mal acquis…
Avec ce bref aperçu, on est à mille lieues du foisonnement d’événements et de personnages qui peuplent ce roman, parfois picaresque comme Conrad aime à glisser l’outrance, la drôlerie, l’énormité. On peut se demander par quelles étranges voies Joseph Conrad peut à raison apparaître aujourd’hui comme le père spirituel de la littérature baroque sud-américaine, écho précurseur du Diadorim de Guimarães Rosa ou du Cent ans de solitude de Garcia Marquez. Nostromo installe – dans un décor latino-américain – les grands romans-fleuve des auteurs du continent au XXème siècle. Avec des personnages écrasants, hors-normes.
Ainsi parlait le grand personnage, le millionnaire dont les dotations d’églises étaient proportionnées à l’immensité de son pays natal, le malade à qui les médecins adressaient, à mots couverts, leurs terribles menaces. C’était un homme aux membres robustes et au ton pondéré, dont la solide corpulence prêtait à la redingote à revers de soie un air de dignité parfaite. Avec ses cheveux gris de fer et ses sourcils encore noirs, il avait le profil lourd d’une tête de César sur une vieille monnaie romaine. Il y avait, parmi ses ancêtres, des Allemands, des Écossais et des Anglais ; mais des traces de sang danois et français lui valaient à côté d’un tempérament de puritain, une imagination ardente de conquérant.
Un roman politique
Oppression, révolution scandent cette épopée. La colonisation, le pouvoir des riches, l’exploitation des populations locales peignent le tableau de fond de Nostromo. Et, au centre du propos, traversant le roman de part en part, l’argent. Silver et Money, la matière et la puissance financière. La cupidité, la course à l’acquisition de possessions sont les puissants moteurs des activités humaines. Puissants, et presque exclusivement néfastes, car ils freinent, abolissent les plus hauts élans de l’âme et les valeurs morales auxquelles souscrit Conrad dans l’ensemble de son œuvre : la loyauté, la fidélité, l’amour. L’argent corrompt tout et tous, au grand dam parfois de ceux qui en subissent les effets désastreux, comme Charles Gould qui garde au fond de lui ses valeurs originelles.
Parfois, la nuit, lorsqu’il faisait les cent pas dans sa chambre, il s’émerveillait, en grinçant des dents de honte et de rage, de la fertilité d’une imagination stimulée par des douleurs qui font de la vérité, de l’honneur, de l’amour-propre, de la vie même, des choses sans importance.
Conrad porte une vision très négative de la politique. Dans Nostromo, elle est un vaste réseau d’instances et d’institutions qui traduisent le pire des hommes, quand elles devraient être le meilleur au service du bien commun.
Le fonctionnement des institutions publiques courantes apparaissait très distinctement à ses yeux comme une série de calamités qui accablaient les individus et découlaient logiquement les unes des autres sous l’effet de la haine, de la vengeance, de la stupidité et de la rapacité comme si elles avaient fait partie intégrante d’un décret de la Providence.
Dans les méandres ombreux de la politique et le tissu labyrinthique des relations entre communautés ou entre individus, une image sombre de la condition humaine se dessine. Les derniers indiens qui restent au Costaguana sont surexploités, quasi invisibles dans la vie économique du pays. Les puissants, sur le devant de la scène, sont les gens installés au gré des vagues d’immigration : des Espagnols, des Italiens venus dans le sillage de Garibaldi, des Britanniques. L’argent corrompt par le pouvoir qu’il confère. On pense souvent au on ne peut régner innocemment de Saint-Just. Il est aussi – et là on est plus proche de Molière – l’objet d’un théâtre grotesque dans lequel les personnages s’agitent comme des phasmes dans un bocal.
Imaginez une atmosphère d’opéra bouffe dans laquelle tous les gestes comiques des hommes d’état de théâtre, des brigands de théâtre, etc., etc., tous ces vols, complots et meurtres cocasses, se jouent avec le plus grand sérieux. C’est à se tordre de rire, le sang coule tout le temps et les acteurs se figurent qu’ils ont de l’influence sur la destinée de l’univers. Bien sûr le gouvernement en général, et quelque gouvernement que ce soit et où qu’il soit, est une chose du plus haut comique pour un esprit éclairé ; mais réellement, nous, Hispano-Américains, nous dépassons les bornes.
Nostromo est l’épopée des désastres qui emportent une humanité en proie à la cupidité et à la cruauté qui en sourd, le roman du crime colonial.
Léon-Marc Levy
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