Nostalgie coloniale et diversité culturelle dans la mode parisienne (par Mustapha Saha)
Trois cents rues et bâtiments publics parisiens portent encore des noms célébrant la légende coloniale (Didier Epsztajn, Guide du Paris colonial et des banlieues, Editions Syllepse, 2018). La toponymie s’accroche à la postérité comme une mémoire honteuse, mais toujours présente. Les dénominations exotiques rappellent subliminalement les possessions françaises, les conquêtes épiques des territoires barbares, les glorieuses expéditions civilisatrices. « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, aux pullulements, aux grouillements, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire » (Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, éditions François Maspero, 1961). Et pourtant, cette même histoire grouille de résistances, de révoltes, de luttes de libération. Quelques figures emblématiques sont, tardivement, immortalisées sur les plaques bleues, l’abolitionniste modéré Victor Schœlcher,le colonel Louis Delgrès, commandant de Basse-Terre, déserteur de l’armée pour combattre les troupes bonapartistes voulant rétablir l’esclavage, l’Emir Abd El Kader, Toussaint Louverture. « Peuple français, tu as tout vu / Oui, tout vu de tes propres yeux / Et maintenant vas-tu parler ? / Et maintenant vas-tu te taire ? » (Kateb Yacine, La Gueule du loup, 17 Octobre 1961).
La nostalgie est un retour sur la douleur, une tentative désespérée de revivre, dans la sublimation mémorielle, les temps bénis où le colon, du fait même qu’il était colon, indépendamment de sa position sociale, était le maître absolu, où l’autochtone, du fait même qu’il était autochtone, était l’indigène infériorisé, déshumanisé, animalisé (Albert Memmi, Portrait du Colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, préface de Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1957). Cette nostalgie coloniale s’inscrit comme légitimation historique dans les luttes politiques actuelles avec la remontée idéologique du fascisme, la banalisation du racisme, les offensives électorales des populismes. Les nouvelles guerres orchestrées par l’occident livrent leurs réfugiés comme victimes expiatoires. Le regret du paradis perdu se perpétue comme un vestige générationnel, hanté par des fantômes prompts à réinvestir les temps présents. Le revanchard mélancolique se perçoit comme un héros romantique « contraint de commettre le mal par nostalgie d’un bien impossible (Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, 1951). La nostalgie politique, la manie commémorative, l’obsession sécuritaire remplissent le vide utopique, la vacance cognitive, l’insignifiance philosophique. Les ruines se valorisent, non point comme savoirs archéologiques, mais comme attractions touristiques, distractions pittoresques, décors ubuesques d’expéditions sans risques. Au XVIème siècle, Michel de Montaigne, penseur de la laïcité diversitaire, critiquait déjà la vanité des mauvais voyageurs, enfermés dans leur égotisme, indifférents aux découvertes enrichissantes. Le syndrome de fatuité et le complexe de supériorité s’entretiennent toujours comme catalyseurs de la xénophobie dévastatrice.
La mercatique festive vend aujourd’hui les soirées safaris clefs en mains, avec leurs costumes exotiques, leur savane fictive, leurs panthères factices, avec le même message d’encanaillement sauvage que les revues cabarétiques des années folles. Nouvelles technologies obligent, lions, tigres, hippopotames, girafes, éléphants, zèbres, crocodiles, indigènes armés de lances préhistoriques et grands sorciers vaudous se projettent grandeur nature sur les murs. Les marabouts et les fakirs en invités vedettes se sollicitent. Des ambiances bestiales se suggèrent sous kugurumi de tigre ou de léopard. Femmes des cavernes sous perruque afro, serre-têtes en os et boucles d’oreilles en crocs, dans sa tenue zouloue en raphia naturel, rallument les désirs oubliés.
La collection 2019 de Léonard s’estampille d’images coloniales. La désuétude allège les temps regrettables de leurs empreintes insoutenables. Le sortilège juxtapose et superpose fantasmagories asiatiques et sorcelleries africaines. Le pantalon rococo taquine la jupe polynésienne. Les teintures ancestrales puisent leur rouge profond dans les terres lointaines. Les stylistiques Masaï, leurs ostentations cérémoniales et leurs parures nuptiales, leurs magnificences vestimentaires et leurs pictogrammes ornementaires, transmettent subrepticement, au-delà de leur récupération luxueuse, leurs codes magiques. Les chevelures se tressent. Les codes se transgressent. Les corps se décontractent dans les tenues oniriques. Ainsi en est-il des emprunts dans la haute couture, l’altérité se sublime ou se folklorise et s’élime.La saharienne est entrée dans la mode par effraction,réhabilitée, purifiée de ses immaculations sanguines, par Yves Saint Laurent en 1968. La gabardine de coton, consacrée par des reportages dithyrambiques, conquiert les silhouettes féminines, devient, par un extraordinaire retournement sémiotique, synonyme de liberté et de séduction.
Pour Manish Arora, la mode est une fête planétaire, pétillante de bonne humeur, croustillante d’imprévisibilités malicieuses, foisonnante de symboliques africaines, indiennes, égyptiennes, gitanes, nippones, saisies dans leurs synergies vivifiantes. Une douce folie psychédélique, intemporelle, où les traditions ludiques épousent les utopies nordiques. L’imagination pétulante explose en couleurs et en formes extravagantes. Les ceintures et les écharpes emmitouflent la taille et le cou dans des martingales serpentines. Les arabesques, les chamarrures, les fioritures déclinent leur sémantique diablotine. Les cœurs s’étincellent dans les étoiles. Baskets sur semelles compensées, socquettes aux géométries contrastées, sacs à main incrustés d’yeux projecteurs de rayons laser, textures phosphorescentes, breloques et fanfreluches fluorescentes, la féérie carnavalesque fait irruption sur les podiums. La diversité culturelle irradie l’atmosphère de son mystère alchimique.
Mustapha Saha
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