Nos corps érodés, Valérie Cibot (par Yann Suty)
Nos corps érodés, mars 2020, 124 pages, 14,90 €
Ecrivain(s): Valérie Cibot Edition: Inculte
Les Anciens ne voulaient pas non plus y croire. Dans la mythologie grecque, Cassandre avait hérité d’Apollon le don de voir l’avenir. Mais comme elle n’avait pas cédé à ses avances, il avait jeté sur elle une malédiction : ses prédictions ne seraient jamais crues, y compris par les membres de sa famille. Le deuxième roman de Valérie Cibot, Nos corps érodés, peut apparaître comme une variation sur ce mythe de Cassandre, avec l’histoire de Mona qui revient dans l’île où elle a grandi, là où avait été installé le Mur de l’Atlantique lors de la deuxième guerre mondiale. Elle s’installe dans la maison de sa grand-mère, décédée il y a peu.
Le don de Mona, ce sont ses connaissances en géologie, grâce auxquelles elle a obtenu un poste à la mairie. « Si je n’avais pas été géologue, spécialiste de l’érosion, je ne serais pas revenue ». A peine arrivée, elle va tout de suite pouvoir appliquer son savoir à la pratique. Elle se rend compte en effet que l’océan s’est beaucoup trop rapproché. « Si nous ne réagissons pas, ce qui nous attend c’est l’exil ». « Rien n’est encore survenu, mais très vite il sera trop tard ».
Et la catastrophe qui s’annonce fera des habitants de l’île les premiers réfugiés climatiques du continent. Comment faire face ? La solution est simple. Les habitants doivent abandonner la côte. Le problème, c’est là que se trouvent les emplois d’une île dédiée au tourisme. Comment faire primer l’écologie sur l’économie ? Mona sait que son combat est perdu d’avance, mais elle va quand même s’y jeter à corps perdu. « Les habitants de cette île ne me laisseront pas les sauver, même malgré eux ».
Il peut être tentant de juger le livre à l’aune de l’actualité, aussi bien celle du réchauffement climatique que de la pandémie du covid-19. L’ennemi est quasi invisible, mais il est bien présent. Le futur s’annonce sombre. Mais comment faire face à quelque chose d’abstrait ? Comment éradiquer une menace qui ne sera là que dans un avenir plus ou moins proche ? Les habitants de l’île refusent de croire aux paroles de Mona. Ils refusent de croire à la science. Peu importe l’avenir de l’île, leur petite vie et leur confort priment. Mona a beau expliquer, démontrer, prouver, on ne la croit pas parce qu’on n’a pas envie de la croire.
Et quand un coefficient exceptionnel de marée est annoncé, une vague « qui entraîne l’effondrement quand on a trop joué avec les digues », la catastrophe devient un spectacle. Les gens de la ville se massent sur la digue pour assister à la fin du monde plutôt que de fuir. D’autres le faisaient déjà avant comme quand des Américaines allaient en famille, dans le désert, pour assister au spectacle des essais atomiques. Ce n’est pas sans rappeler ceux qui se prenaient en selfies lors de récentes tempêtes…
Valérie Cibot est une amatrice des quatre éléments. Après la terre de son premier roman, Bouche creusée, dans lequel quelqu’un mangeait de la terre, elle s’intéresse à l’eau. Cette fois-ci, elle adopte une démarche bien plus politique, en ayant recours à une recette qui a largement fait ses preuves par ailleurs, celle d’un individu contre tous, façon Erin Brockovich. Personne ne veut entendre Mona. On va même vouloir la faire taire, quitte à recourir à la coercition. A la moitié du livre, Valérie Cibot change de focale et bascule dans le registre de la fable. Le côté politique cède la place au fantastique. L’effet est assez déconcertant. On peut savoir gré à un auteur d’essayer de surprendre son lecteur, de ne pas l’emmener là où il croyait aller, mais on peut aussi prendre de cette façon le risque de le frustrer. Tant d’éléments préparés ne sont pas exploités.
Valérie Cibot mène un travail très intéressant sur le vocabulaire. On se rend compte que le géologique peut être parfois très poétique. Parfois, elle a tendance à adopter un rythme un peu trop télégraphique, à coups de phrases courtes, qui empêchent peut-être son roman de prendre une certaine ampleur.
Mais tentons une hypothèse : est-ce que ce n’est pas le livre, lui-même, qui est une illustration de son propos ? Est-ce que ce n’est pas l’histoire elle-même qui est victime de l’érosion ? Petit à petit, elle se désagrège, comme se désagrège par moments le langage, et des phrases amples se retrouvent secouées par un style syncopé.
Yann Suty
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