Noces de cendres, Éliane Serdan (par Jean-François Mézil)
Noces de cendres, Éliane Serdan, Le Serpent à Plumes, 2006, 127 pages, 17,30 €
Après avoir lu (et aimé) trois livres d’Éliane Serdan (née à Beyrouth en 1946) – La Ville haute (Serge Safran), Le Rivage intérieur (Éditions du Rocher) et La Fresque (Serge Safran) –, l’envie m’est venue de lire Noces de cendres.
La justesse des phrases, leur teneur poétique, nous caressent dès le début : « j’avais l’air d’une petite fille bien vivante ».
Mais la caresse n’a qu’un temps. Les phrases vont devoir s’attaquer à plus rude. Elles le feront sans rien nous cacher – quoique avançant à pas feutrés. Délicates et pudiques, elles composeront, page à page, un bouquet de fleurs vénéneuses – mais après leur avoir ôté les épines pour éviter qu’elles ne nous piquent.
Les voilà donc à la recherche du venin qu’il faut extraire, avec le risque d’échouer. Comment fouir en effet le cerveau ? Comment en exhumer des images enterrées mille pieds sous terre ? Des images « enkystée[s] au fond de l’inconscient », au plus loin de l’enfance (quatre ans !) : « Autour de ces points mouvants, tout s’est effacé. Je n’ai pour leur donner un ancrage que des matériaux bien incertains ».
Si l’enfance est un paradis, elle ne peut être que perdue : « Le paradis dura quinze jours. Les paradis s’éteignent toujours ».
L’enfant va grandir, habitée par « le sentiment de l’exil » (« je rêvais de mon pays natal […] que j’imaginais ouvert à tous les vents »), mais surtout hantée par l’innommable – un oncle pervers (le frère de sa mère) a abusé d’elle : « En faisant de moi sa complice, il m’a ôté les moyens de le juger sans me condamner moi-même ».
Dès lors, elle se croit « privée d’avenir » : « Les portes […] qui me font face viennent de se fermer ». Et plus loin : « je m’étais résolue à n’habiter qu’une part de moi-même, laissant fermées les chambres obscures dont je voulais oublier l’existence ». Ou encore : « j’ai eu l’air de grandir, je me suis épuisée à jouer un rôle qui n’était pas le mien. Et personne n’a compris qu’au-delà de tout ça, une petite fille de quatre ans se tenait toute droite dans sa robe légère et ses sandales, pétrifiée dans l’attente au bord du chemin ».
S’ajoute à cela une éducation religieuse castratrice (« j’occultais toute image sexuée, réduisant les hommes à n’être qu’un regard, une voix »), au point de penser se faire carmélite, seul moyen, pense-t-elle, de recouvrer sa virginité.
Impossible, hélas, de s’ouvrir à sa mère de peur de la tuer : « Je me suis souvent demandé s’il existait des mères assez fortes pour accueillir les confidences d’un enfant victime d’inceste. Des mères auxquelles on pourrait tout raconter… Une chose est sûre : la mienne n’était pas de celles-là ».
Et pourtant, malgré ça, « il y eut des soirs paisibles, des moments drôles, et même des matins d’une inexplicable espérance », « des moments de grâce et d’amnésie parfaite »… Comment prolonger de tels moments ? Peut-on « apprendre à oublier » ? À « construire une identité autour d’un blanc » (un noir plutôt) de la mémoire.
Lorsqu’on se sent « à la fois amnésique et coupable », est-il possible de tuer son bourreau sans « tuer aussi ses émotions, ses élans, ses désirs » ; sans « mourir avec lui » ? Seul refuge, les livres. Trouver en eux « une terre de vraie vie » : « Après le temps de la solitude et du mensonge vint aussi celui des mots ». Inventer avec eux « une géographie intérieure ».
Mais ni les livres ni la vie, elle et ses « scories », ne peuvent effacer durablement l’insoutenable : « Les choses s’étaient aggravées à la naissance de mon premier enfant. Dès que j’avais su que c’était une fille, ma première pensée avait été qu’on pouvait la violer ».
Oui, le mal est tenace : « Une invisible menace est venue habiter le bruissement des feuilles et la transparence de l’air ». La « bête immonde longtemps redoutée » surgit de l’ombre : « La fulgurance d’une fêlure intérieure me brise ». S’installe alors la dépression : « C’est comme un émiettement intérieur, sans larmes ni plainte »… « Entre les autres et moi, se dressent d’invisibles parois qui nous séparent »…
La folie n’est pas loin : « Et puis, un matin, ils se sont mis à remplacer les objets. Je regardais un vase, en passant dans le couloir, et, à la place du vase, le temps d’un éclair, est apparu un visage démoniaque ».
Mais la grâce surgit à son tour. Elle aussi est tenace : « Et puis, un jour, je me suis mise à écrire »… « c’était une issue à la douleur ».
Écrire !
Écrire pour « donner un sens à la souffrance pour qu’elle cesse de me détruire ».
Écrire pour que la vie reprenne pied. Que revienne le goût de lire : « J’ai pu lire à nouveau ».
« Sortir du silence »… « rendre la parole à l’enfant ». Convoquer le bourreau, même mort (« Je n’ai jamais revu mon oncle »).
S’immobiliser face à lui : « Je t’ai attendu : ta mort n’a rien changé ».
Le braver, lui régler son compte, « lui dire à la face du monde ce que je n’ai jamais osé ».
S’arracher « à ces noces funestes », ces Noces de cendres… jusqu’au cri final : « Désormais, tu ne pourras plus me nuire ».
Jean-François Mézil
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