Ninive, Henrietta Rose-Innes
Ninive, traduit de l’anglais (Af-Sud) par Elisabeth Gilles, avril 2014, 282 pages, 20 €
Ecrivain(s): Henrietta Rose-Innes Edition: Zoe
« Des chenilles ? Facile, pensa Katya. Même celles-ci, qui recouvrent l’arbre du tronc jusqu’à la cime, en grappes serrées, leurs poils orange tout tremblotants. Les chenilles, elle en fait son affaire.
Mais cet arbre qui se tortille, quel étrange spectacle tout de même : un arbre gangrené. Surtout ici, avec cette pelouse parfaite qui descend jusqu’à la grande maison blanche en contrebas, entre des parterres de fleurs bien taillés piquetés de rose et de bleu. Sur le côté, juste dans son angle de vision, un jardinier tond le bord de la pelouse, les yeux sur Katya et le garçon, pas sur sa cisaille. En arrière-plan, se dresse la Constantiaberg. C’est un jour d’automne, frais mais clair. Les montagnes font leur âge, ridées, usées et écrasées par un ciel exubérant. Belle journée pour une garden-party.
Au centre du tableau, il y a pourtant cette chose abominable. Cet unique arbre emmailloté d’une couche de matière invertébrée, d’une multitude de corps à pointes molles couleur de sucre brûlé. On dirait que l’arbre entier a été dévoré et remplacé par une réplique grossière de lui-même tout en chair de chenilles » (p.9).
La « relocalisation sans douleur », c’est le nom de la société unipersonnelle créée par Katya, et aussi le thème récurrent de ce livre prenant, envoûtant comme un rite sorcier. Fantastique, hallucinant, allégorique et en même temps, tout à fait ancré dans une réalité frustrante, éphémère. Chevillés, encastrés l’un dans l’autre, monde à facettes.
Katya, suivant une tradition familiale, est « chasseurs de nuisibles ». Elle n’a jamais connu de vie familiale autre que chaotique, jamais de foyer, vivant avec père et sœurs dans la précarité de lieux incertains. De son père, qu’elle suivait toute enfant dans ses chasses aux insectes, elle a repris l’activité, mais là où le père tuait, exterminait, elle déplace, « relocalise » mangoustes, rats, araignées, chenilles.
La fracture se ressent partout : sa sœur Alma vit dans une des parties du Cap où elle-même ne se rend que rarement, dans une maison entourée de murs et grillages, à l’abri, séparée. Le fils de sa sœur, Toby, fait la liaison entre les deux mondes.
Katya vit dans une petite maison louée, fissurée, bientôt rendue dangereuse, par les excavatrices qui érigent tout près un immeuble ultra moderne.
Entre deux mondes, entre deux vies, Katya est appelée par un riche promoteur pour désinfester « Ninive », un luxueux complexe encore en devenir, menacé par d’étranges bêtes, les goggas qui reviennent à la saison des pluies, rongeant moquettes et tapis et piquant méchamment. Katya tombe sous le charme de cet endroit de rêve, mais tout semble la rejeter, y compris l’irréalité de la menace et de la construction elle-même :
« La nuit, Reuben semble faire son circuit toutes les heures. Elle suit ses déplacements au grincement des roues de sa bicyclette et elle imagine la lumière vacillante de la lampe se balançant autour du terrain, puis le traversant dans ses deux diagonales. Le mouvement a quelque chose d’un rituel occulte. Le bruit la fait se sentir plus seule. Comme si le gardien inscrivait au sol la forme d’un talisman, une formule magique qui la maintenait au-dehors du périmètre sacré.
La vérité, c’est qu’elle ne veut pas rentrer chez elle. Elle veut éprouver encore ce sentiment extraordinaire d’avoir droit à quelque chose (…) » (p.123).
Que révèle l’envers du décor ? Rien ne semble se passer, et pourtant de minuscules failles apparaissent dans ce monde préservé :
« Entre les signes d’activité humaine, les espaces s’ouvrent et s’allongent, l’individu rétrécit. La chaussée apparaît et disparaît. Par endroits, elle se réduit à un chemin tracé par des pas » (p.126-127).
Le lecteur se laisse prendre par cette attente minée, par moments étouffante, par ces êtres et cet édifice en perdition. Fascinants.
« La pénombre s’étend. Une espèce de tunnel semble passer juste au-dessous du mur d’enceinte, sous le bâtiment des gardiens. (…) Katya avance à pas lents, tête baissée, tâtant le sol. Bientôt il lui faut ramper (…) La lumière du jour n’est plus qu’une longue fente au niveau du sol derrière elle. La fraîcheur se referme sur elle.
Des vers et des choses qui rampent. Des serpents (…) Elle attend » (p148-149).
Anne Morin
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