Nina Simone, Frédéric Adrian (par Guy Donikian)
Nina Simone, Frédéric Adrian, septembre 2021, 240 pages, 20 €
Edition: Le Mot et le Reste
Eunice Kathleen Waymon est née le 21 février 1933, Nina Simone est née, elle, un après-midi de juin 1954, dans un petit club d’Atlantic City, le Midtown Bar. Entre ces deux dates, la vie de la future Nina Simone va osciller entre musique, très tôt, et prise de conscience du monde dans lequel elle est née.
Sa famille est une famille de musiciens, musiciens amateurs certes mais qui pratiquent différents instruments. On y joue du banjo, de la guitare, de l’harmonica, de la guimbarde, de l’orgue et du piano. « A peine âgée de deux ans et demi, elle sait déjà se hisser sur le tabouret de l’orgue de Saint-Luke et fait l’admiration des paroissiens. Kate (sa mère), prend l’habitude de l’emmener quand elle va prêcher dans une église d’un comté voisin, et Eunice, resplendissante dans ses plus beaux vêtements, joue quelques morceaux en ouverture des cérémonies dès ses quatre ans ». Musicalement la petite fille Eunice présente de sérieuses prédispositions pour la musique en général et le piano en particulier, prédispositions qui seront exploitées grâce à une certaine Miss Mazzy qui prendra Eunice sous son aile quant à son éducation musicale. Et c’est en avril 1951 qu’Eunice se rend au Curtis Institute pour son examen qui doit la consacrer en tant que pianiste classique. Mais elle ne sera pas retenue, attribuant cet échec au racisme…
Du racisme, la toute jeune Eunice a fait l’expérience très tôt, expériences qui vont marquer sa vie d’artiste comme on le sait, et qui vont exacerber chez elle la conscience de la discrimination et du racisme institutionnalisé.
En 1944, Miss Mazzy organise pour sa protégée un récital devant un public de la meilleure société de Tryon. La toute jeune musicienne est impressionnée mais un incident va marquer sa mémoire. « Alors qu’elle se prépare à commencer son récital, elle voit que ses parents, qui se sont installés au premier rang et ont mis pour l’occasion leurs plus beaux vêtements, sont invités par un membre de l’organisation du concert à quitter leurs sièges pour faire place à un couple blanc qu’Eunice ne connaît pas. Bien que ses parents ne protestent pas et qu’elle-même n’ait pas l’habitude des éclats, la jeune fille ne peut pas accepter ce qu’elle voit et décide d’interpeller le public : si son père et sa mère ne peuvent pas rester où ils sont, elle ne jouera pas. Sans doute surprises par une mise en cause aussi directe, les personnes concernées n’insistent pas, et les Waymon gardent leur position au premier rang, et le concert, qui permet à Eunice de faire une démonstration de ses talents d’improvisation en plus de ses interprétations du répertoire classique, se déroule comme prévu ».
C’est au Midtown Bar d’Atlantic City que tout va se jouer. Nina Simone ne sait pas à quoi s’attendre le premier soir. Elle ne sait pas devant qui elle va jouer, ni quoi jouer pour plaire au public dont elle dira que ce sont des « poivrots irlandais ». Après sa première prestation, en cachette de sa famille, et au cours de laquelle elle enchaîne du gospel, des classiques européens et des succès populaires, « Harry Stewart la félicite sur son jeu de piano, mais lui demande pourquoi elle n’a pas chanté. Nina lui répond qu’elle n’est que pianiste, mais les options que lui présente le patron du Midtown Bar sont claires : soit elle chante, soit elle perd son job ».
Dès le lendemain Nina Simone chante, d’abord timidement puisqu’elle a le sentiment que sa voix est limitée. Elle va intercaler entre des moments instrumentaux, des paroles de chansons qu’elle va répéter, donnant ainsi le change, mais pour elle, la question était de ne pas perdre son job dès le premier soir. « Très vite, elle se rend compte qu’elle est en train d’inventer quelque chose d’original et de personnel, une façon d’assembler en une seule entité deux parties différentes de sa vie : la musique populaire, commerciale, qu’elle jouait ici uniquement dans un objectif alimentaire, et le répertoire classique dans lequel elle baigne depuis plus d’une décennie, et qu’elle imaginait être toute sa vie ». C’est là que va naître la musique de Nina Simone, ce style très personnel, qui aujourd’hui encore séduit par sa richesse, son énergie, dont elle usera aussi pour délivrer, parfois avec hargne, son message anti-raciste qui occupera une grande partie de sa vie, jusqu’à causer chez la géniale chanteuse des troubles psychiques, perturbant à de nombreuses reprises les concerts « déconcertants » qu’elle donnera.
Frédéric Adrian offre ici un portrait qui fait une large place à l’évolution musicale de Nina Simone. S’il porte l’attention sur les difficultés personnelles de Nina Simone, c’est pour mieux expliciter sa trajectoire musicale, qui, une fois encore, constitue l’essentiel de l’ouvrage, et c’est tant mieux.
Guy Donikian
Frédéric Adrian est journaliste pour la presse musicale. Il s’est également consacré à l’écriture de biographies de Marvin Gaye, Otis Redding, Stevie Wonder et Ray Charles.
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