Nietzsche au piano, Frédéric Pajak (par Philippe Chauché)
Nietzsche au piano, Frédéric Pajak, Les Editions Noir sur Blanc, janvier 2024, 96 pages, 15 €
Edition: Editions Noir sur Blanc
« À le lire et à le relire, on s’aperçoit que la musique imprègne son écriture : ses phrases sont toujours musicales, ses livres sont des symphonies. Nietzsche est musicien avant tout ; la musique ne l’a jamais quitté. Sa vie se lit à livre ouvert dans les quelques partitions qu’il nous a laissées, et qu’il faut entendre pour ce qu’elles sont : des promesses ».
« Paris, la Provence, Florence, Jérusalem, Athènes, ces noms-là prouvent une chose : c’est que le génie ne saurait vivre sans un air sec et un ciel pur, c’est-à-dire sans échanges rapides, sans la possibilité de se ravitailler continuellement en énergie par énormes quantités » (Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, traduction d’Alexandre Vialatte, 10/18).
Nietzsche au piano est un gracieux et inspiré petit livre, un livre qui écoute et que l’on écoute avec la même attention que nous portons à la musique. Comme il nous l’avait déjà proposé il y a plus de dix ans dans L’Immense Solitude (1), Frédéric Pajak saisit Nietzsche sur le vif, et le motif, car l’écrivain est aussi dessinateur. Il dessine comme il écrit, avec la même justesse et la même finesse, il mise sur la mélodie des gris, des blancs et des noirs. Nietzsche au piano nous fait entendre la musique du philosophe, la musique libérée des lourdeurs qui accablent celle de Wagner, pas celle qui a accompagné ses jeunes années de penseur, mais celle qui l’a plus tard définitivement éloigné, de celui qui fut un ami – Après le crime de Parsifal, Wagner n’aurait pas dû mourir à Venise, mais au bagne. Nietzsche est dans la joie et la légèreté, c’est pour cela qu’il attache tant d’importance à Bizet et à Carmen – Malgré les effets pittoresques, c’est une musique méridionale, un véritable voyage dans le pays et les mœurs de l’Espagne : Séville, ses cigarières, ses rivaux amoureux, brigadier et toréador… et dans cette musique, il se ravitaille en énergie vitale, même chose à l’écoute d’Offenbach. Il croyait avoir perdu la Grèce, il la retrouve, l’air y est sec, et le ciel pur. Frédéric Pajak a tout lu de Nietzche avant d’écouter, par curiosité, une musique du philosophe musicien. Cette musique, ces musiques irriguent son livre : L’Hymne à l’Amitié, et Hymne à la solitude. Nietzsche flirtera avec l’amitié et ne cessera d’épouser la solitude – Il se tient seul, debout à la proue d’un vaisseau imaginaire. Nietzsche est au piano sous l’œil de Frédérik Pajak, il le voit et nous le fait voir, improvisant, suspendant le temps, hésitant, mais aussi écrivant, pensant, marchant, fléchissant, tombant, perdant peu à peu pied, s’éloignant des livres et du piano.
« Pour chacune de ses compositions, Nietzsche commence par de longues improvisations, n’hésitant pas à se perdre dans des accords improbables, des tempos effrénés. Il procède également ainsi en écrivant des livres : il marmonne ou clame des mots et des phrases au cours de longues marches, puis les jette sur le papier ».
« Qu’importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au-delà de tous les livres ? » (Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, traduction de Patrick Wotling, Flammarion).
Frédéric Pajak connaît le plaisir de dessiner et le plaisir d’écrire, avec lui nous partageons le plaisir de lire Nietzsche évidemment, mais aussi ce qu’il écrit dans ce petit livre heureux. L’art de dessiner, c’est peut-être celui de nous faire voir, de faire apparaître ce qui se dissimule, en quelques traits fins, en se jouant des ombres et des lumières, des noirs, des gris et des blancs, celui d’écrire lui ressemble, avec un spectre de nuances plus riche, et ici les deux se mêlent, se répondent. Les portraits de Nietzche n’illustrent pas le livre, ils prolongent les phrases de l’écrivain, ils nous saisissent par leur force évocatrice. Frédéric Pajak nous offre là un livre inspiré et habité par Nietzsche, sa musique, un livre qui suit le mouvement du penseur, ses passions et ses raisons, mais aussi ses embrasements et son silence.
Philippe Chauché
(1) L’Immense Solitude, avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, Frédéric Pajak, Les Editions Noir sur Blanc, 2011.
On doit notamment à Frédéric Pajak les IX volumes du Manifeste Incertain : Walter Benjamin, rêveur abimé dans le paysage ; Sous le ciel de Paris ; La mort de Walter Benjamin ; Ezra Pound en cage ; La Liberté obligatoire, Gobineau l’irrécupérable ; Vincent Van Gogh, une biographie ; Blessures ; Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva, L’immense poésie ; Cartographie du souvenir ; Avec Fernando Pessoa ; mais aussi : J’irai dans les sentiers, Rimbaud, Lautréamont, Germain Nouveau ; tous publiés avec une grande élégance par les Editions Noir sur Blanc.
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