Néant calme - Méandres et néant, Stéphane Sangral
Méandres et Néant, Stéphane Sangral, Editions Galilée, juin 2013, 112 pages, 9 €
Permettez-moi d’ouvrir ce petit texte de recension de Méandres et Néant, de Stéphane Sangral, par une ou deux notes attenantes, afin de comprendre comment a pris corps ma lecture de cet ouvrage très riche et original. Tout d’abord, le fait que le livre soit arrivé anonymement ou presque à mon domicile, donnait à voir une démarche à la fois sûre d’elle et aventureuse. Par ailleurs, je connais bien les éditions Galilée – par exemple avec le remarquable ouvrage de Michel Deguy, Au jugé, à partir duquel j’ai fait plusieurs conférences en milieu académique – et je sais qu’elles produisent des livres charnus et intelligents.
Cependant, une autre circonstance est venue se glisser dans cette approche du livre, avec la disparition d’un homme de théâtre important, à un âge précoce, et qui avait un avenir incroyable devant lui. Ce que je dis là ne donne pas une vision du texte lui-même, mais permet de contextualiser les conditions de réception et celles de la production de cette chronique. Ce qui frappe très vite, c’est l’impression persistante que la traversée du livre n’arrête pas le travail d’écriture, comme la mort n’arrête finalement pas la vie car il reste le souvenir, la transmission. Nonobstant, on voit comment graphiquement a pris forme le poème, avec des italiques, des corps gras, des petits calligrammes délicats, des reproductions de dessins ou de manuscrits biffurés. On ressent donc le côté meuble du poème comme une matière non inerte, vivante.
C’est d’ailleurs un drôle de paradoxe car tout y est remarquablement pensé et pesé. Le ressassement, l’épreuve vive du néant, peu d’images, rien, c’est ce qui arrête et donne le plaisir me semble-t-il d’une activité poétique. Je pense aussi aux pièces de Steve Reich qui mettent en scène, si je puis dire, des bandes sonores de conversations en boucle, dont le titre est, je crois, Different Trains.
Permettez-moi encore une remarque personnelle. J’ai été frappé par cette lecture sans doute à cause de mes années de thèse de doctorat où j’étais devenu très ami de l’œuvre de Heidegger ou de Levinas, comme pouvait l’être le jeune homme que j’étais à l’époque. Ce qui occasionne pour moi une familiarité avec le caractère heideggérien de l’ennui ou de l’angoisse, porte vers un monde anéanti et silencieux. On peut voir peut-être dans cette recherche poétique de Sangral une recherche philosophique, sinon morale, tout aussi bien que peuvent y conduire les fugues de Bach et leur lancinante exactitude.
Mais, je n’ai pas encore cité le poète :
… Et le hasard est-il apparu par hasard ?… Descendre l’escalier spiralé jusqu’en bas, ouvrir la porte et voir, rongé par le bizarre, la même pièce qu’en haut, et, plein du combat violent entre raison et folie, se jeter sur l’escalier, descendre encore jusqu’au bout sa spirale, ouvrir la porte anxieux et rester pétrifié, la même pièce…
Cette strophe du poème de la page 26 du recueil ne représente pas exactement le ton de l’ensemble, mais me semble une belle chose, sachant qu’il y a aussi d’autres grands moments poétiques, liés à l’expérience musicale sans doute, ou à ceux de la performance comme on en connaît dans les arts plastiques – Piranèse, Escher – ou plus contemporains disons depuis les années soixante – Ghérasim Luca, pourquoi pas, ou encore Raoul Haussman. Citons encore :
… et le fond est ce qui déborde de la forme, et sans fin se déborde, et je marche pour rien dans ces rues qui ne vont que vers des rues, et rien ne déborde de l’âme inquiète du rien, et je marche et m’enfonce au sans fond du « et rien ne déborde que l’âme inquiète du rien », et des rues, et j’y marche, et déborde le rien se déborde sans fin, et je marche pour rien ou pour, qui sait, peut-être au fond garder la forme…
J’y reconnais pour ma part une petite équivalence dans Le Spleen de Paris, avec par exemple les têtes accablées des passants, quelque part éternels, dans une ville grise et jaune, passants accablés par une chimère poétique et folle, goule comme on en rencontre parfois dans le gothique anglais du 19ème, chimère triomphante de l’âme spleenétique de l’homme. C’est un voyage au cœur d’un néant blanc, aux proportions répétitives où l’idée triomphe de l’image. C’est un chemin. C’est une divagation.
Didier Ayres
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