Né d’aucune femme, Franck Bouysse (par Léon-Marc Levy)
Né d’aucune femme, janvier 2019, 336 p. 20,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: La Manufacture de livres
Au bout du chemin il y a une bâtisse, appelée Les Forges, la maison du maître. Là commence l’histoire de Rose. Franck Bouysse va en surprendre plus d’un parmi ses lecteurs. La « trilogie des Marches » est finie – Grossir le ciel, Plateau, Glaise – on ne quitte pas vraiment le rural noir mais on assiste à un basculement complet dans l’œuvre de Franck. Et c’est le genre qui fait rupture.
Comme dans toute sa jeune œuvre, Bouysse prend, encore une fois, le contrepied de l’air littéraire du temps. A l’assommoir que nous infligent nombre de romans français d’aujourd’hui, autofictions ou exofictions à la queue-leu-leu, qui tirent leur inspiration qui d’un fait-divers célèbre, qui d’une biographie d’homme illustre, qui d’un événement historique connu de tous – paresse moderne des imaginations – Franck Bouysse crée de toutes pièces une histoire venue de nulle part, si ce n’est de sa plume et de son univers propre. Venue de nulle part, située on ne sait trop où (un indice cependant au long du livre), on ne sait trop quand (XIXème siècle ? Début du XXème ?). Seul le domaine magique de la littérature lui sert d’écrin.
Il était une fois une pure jeune fille qui – parce que sa famille était très pauvre – fut vendue à un riche seigneur… pourrait être l’incipit de ce roman. Car il a tout d’un conte, la texture des personnages tout en contrastes, taillés à la serpe, la dimension allégorique du récit, la peur qui sourd presque de chaque page. Rien ne manque, pas même le château. Ce n’est pas celui de la Belle au Bois Dormant, plutôt celui de Barbe-Bleue. Est-il besoin de dire que c’est un conte cruel, d’une noirceur profonde ? Tous les contes, en particulier les contes pour enfants, le sont. Le Mal – obsession de Franck Bouysse dans tous ses romans – Abel dans Grossir le Ciel, le chasseur de Plateau, Valette dans Glaise – prend ici la figure d’un ogre et d’une sorcière en les personnes du maître des Forges et de la Vieille. Deux prédateurs redoutables qui vont organiser et mettre en œuvre le martyr de Rose.
Franck Bouysse – dans tous les chapitres dédiés à Rose – délègue deux fois sa narration. Une fois à Rose, l’héroïne, par le biais de son journal intime et une fois à Gabriel, le curé du village voisin du château, dépositaire de ce journal et qui nous le rapporte.
« J’ai recopié patiemment l’histoire de Rose, corrigeant simplement quelques fautes, rien de plus. Les cahiers ne sont plus en ma possession, je les ai remis à qui de droit, il y a des années. J’ai beau savoir ce qu’ils contiennent, il me faut revenir une dernière fois à l’immonde vérité de laquelle je sens déjà sourdre le poison en moi ; comme si je vivais une autre existence que la mienne ; comme si j’avais à la revivre indéfiniment, habité par la folle illusion de laisser le temps à de nouveaux mots d’imprégner le papier ».
Cette double délégation – cette médiation binaire – rend l’histoire plus mystérieuse, plus inquiétante encore par la double distance qui s’établit entre le lecteur et les événement rapportés. Ce procédé littéraire, si cher aux romanciers victoriens, donne une dimension quasi gothique à ce roman. On vous l’a dit, Franck Bouysse va vous surprendre. Un petit air de Thomas Hardy avec sa Tess d’Urberville nous chantonne dans les oreilles pendant la lecture. Un petit air des Histoires d’Edgar Poe aussi – la grande maison qui recèle des lieux mystérieux évoque La Maison Usher.
Dans ce décor étrange et angoissant, Rose va figurer la martyre, métaphoriser la condition de son sexe et de sa classe : deux punitions, celle de l’oppression de la pauvreté rurale et celle de l’homme, tout puissant, qui va l’exploiter de toutes les manières possibles, de sa force de travail sous forme d’esclavage domestique jusqu’à son corps de jeune femme, violé et meurtri à l’envi, de façon insoutenable. Naître fille de paysan pauvre était en soi une malédiction terrible, une sorte de néantisation originelle, de négation du droit à l’existence. Rose le dit dans son journal – corrigé dans la forme par Gabriel. « Si j’ai pas entendu mille fois mon père dire que les filles c’est la ruine d’une maison, je l’ai pas entendu une seule ». Et l’histoire de ce roman va la conduire dans une sorte d’agonie, accomplissant le destin funeste de sa naissance.
Mais, Rose sera femme jusqu’au bout. L’arc du destin sera-t-il cassé dans sa fatalité ? Femme martyrisée mais femme debout, Franck Bouysse sait, et on le lit dans tous ses romans, la force farouche qui se niche en elle – dans le malheur et l’adversité.
L’écriture de Franck Bouysse – dans son classicisme impeccable et sa fluidité soyeuse – déploie ce conte en un superbe moment littéraire, ajoutant encore à l’atmosphère victorienne du roman. Le jeu des verbes, qui manie avec une adresse virtuose la gamme traditionnelle des contes – imparfaits, passés simples, subjonctifs imparfaits – est scandé avec bonheur par les passés composés du journal de Rose et nous mène dans un monde désuet et mélancolique, un monde d’autrefois dont on ne garde de souvenir que par la magie de la littérature, passeuse d’univers comme ici Franck nous le rappelle. Un univers ici qui nous ramène à l’enfance, aux contes enfantins et leur magie. On pense à Maurice Blanchot bien sûr : « Que notre enfance nous fascine, cela arrive parce que l’enfance est le moment de la fascination, est elle-même fascinée, et cet âge d’or semble baigné dans une lumière splendide parce qu’irrévélée » (In L’Espace Littéraire).
Au lecteur – tenu à distance par la technique de narration – de faire le reste du voyage auquel nous convie Franck Bouysse. A lui de peupler d’images, de mémoire, de retours de lectures passées voire lointaines ce conte cruel. Et la densité de ce roman ouvre des champs infinis de références. D’ajouter, en fin de compte, son angoisse à celle de Rose. Sa stupeur à celle de Gabriel. Sa naïveté à celle d’Onésime. Ses faiblesses à celles d'Edmond. A Maurice Blanchot encore : « L’angoisse de lire : c’est que tout texte, si important et si intéressant qu’il soit (et plus il donne l’impression de l’être), est vide – il n’existe pas dans le fond ; il faut franchir un abîme, et si l’on ne saute pas, on ne comprend pas » (In L’écriture du désastre).
Ce roman invite à sortir du monde. Pour mieux s’y retrouver. Pantelants et charmés comme sous la baguette d’un magicien.
Léon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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