Narcisse et Écho, Markus Lüpertz (par Didier Ayres)
Narcisse et Écho, Markus Lüpertz, L’Atelier contemporain, juin 2020, 608 pages, 30 €
Écrire : une expérience
Parcourir l’ensemble des presque 600 pages des écrits de Markus Lüpertz est une possibilité donnée au lecteur de suivre à la fois le destin de la vie d’un peintre, et voir se dérouler une vie d’artiste au milieu de son expression qui évolue lentement vers une forme de discours versifié. Pour le dire tout de suite, j’ai aimé au fil du temps et des pages comment se construisait un monde arc-bouté et aboutissant à une poésie, une forme de vers libres. Cette méthode est d’autant plus intéressante qu’elle est capable de mettre l’accent aussi bien sur les conceptions de l’auteur au sujet de la peinture, évidemment, mais aussi au sujet du théâtre, de disserter sur la philosophie, ou faisant l’apologie de certains artistes, allant jusqu’à la poésie comprise comme poésie pour elle-même. Dès les premières pages j’ai vu que ce livre était avant tout le témoignage d’une expérience originale, avec ses risques, ses angoisses, pari pascalien, faisant état d’une foi dans l’écriture, et pariant sur ce choix, d’un artiste se formant en en passant aussi par le soin et les servitudes d’écrire. Puis j’ai été surpris de retrouver ce terme d’expérience, auquel s’ajoutait le mot universelle, à la toute fin de l’ouvrage. Aventure de mots donc qui souligne et détoure l’activité du peintre.
Dès lors, je me suis senti rassuré par ce que je découvrais au fur et à mesure, en pouvant rattacher ces poèmes à une forme de picto-poésie, comme la définissaient les surréalistes. Ou encore à une illustration parfaite du Ut pictura poesis. Car cette double exigence d’écrire et de peindre d’un peintre qui écrit, fait surcroît à la production d’ornemaniste par exemple, grâce à la rhétorique du vers libre. Je crois que Lüpertz n’hésite pas à céder à un usage de l’agit-prop, mais ici qui ne délivre pas de slogan politique, mais un message d’autorité sur l’art, sur ce qu’il est par essence, naturellement et historiquement, sur ce qu’il est et sur ce qu’il n’est pas, sur l’imposture et sur les postures.
Le glissement vers l’écriture permet de voir le peintre, s’augmentant d’une sorte de picto-discours, que l’écriture seule rend possible, discours que la peinture ne permet pas, car elle est un art du silence substantiel et ne se prête pas à la dialectique. Le poème lui aussi a ses règles, mais il peut outrepasser sa fonction traditionnelle. Notamment ici où le poème devient poème-tract, poème de l’expérience universelle de peindre, ou poème contenu par l’expérience propre du poème.
Cruches d’or
Bouclier d’or
Cerfs-volants
Au pays du soleil
Zones de vert
Puis signe noir
Le miroir se voile
Le rouge doit céder
Sur fond gris la mort
Au pays du soleil
Explosions
Nappes de brume fond bleu
Il y a de grands exemples de cette double entrée artistique : Michaux, le plus grand, ou Titus-Carmel pour le domaine français. Ces derniers du reste, sont assez clivés dans leurs deux expressions. Lüpertz, lui, rentre dans une relation fusionnelle, retrouve, explique, signifie la peinture par l’écrit. Dans une certaine mesure, le poème poursuit, accompagne, parfois sous la forme d’un journal, déborde, se défait, se refait. Le plasticien a probablement besoin de ces pauses, de ces moments de non-peinture.
Toujours est-il que ces pages cernent bien une définition de l’artiste. Et soulignent que l’art poursuivant l’éternité, se doit d’être obscur, dense, et ne doit pas se fier au monde temporel, à la contingence, mais chercher des mondes inconnus, brumeux, voire incompréhensibles, sans atteinte directe, et surtout sans prise à la critique des journaux, journalistes, considérés sans convictions, et que Lüpertz désigne comme incompétents. L’art doit être indéchiffrable, ne compter que sur sa puissance de suggestion.
Personne n’est censé savoir faire de l’art, car personne ne sait ce qu’est l’art.
L’art, tel que nous le vivons, est l’affirmation
d’une époque.
Une époque sûre d’elle-même affirmera toujours
qu’elle a donné lieu à du grand
art.
Nous savons qu’à une certaine époque,
qui a duré douze ans, tout le monde se faisait une idée très claire
de l’art.
La poésie est en partie discursive. Le peintre y consigne ses idées, ce qui lui permet d’éclaircir et de rendre accessible le mystère profond et infini de l’acte de créer. Et au fur et à mesure que le livre évolue, et donc se rapproche de notre époque contemporaine, l’auteur s’adresse directement aux lecteurs, aux regardeurs. Écrire est ici au service de la captation d’idées, et grâce à cette porosité est capable de nous faire traverser le monde des mythes, Orphée, Icare, fêtes dionysiaques… En somme tout se clôt par le titre du livre : Narcisse et Écho. Comme si cette littérature était capable de faire écho à la peinture. Donc, un livre stimulant.
Didier Ayres
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