Naissances buissonnières, Martine Lucchesi (par Marc Wetzel)
Naissances buissonnières, Martine Lucchesi, Editions du Retour, février 2025, 138 pages, 18 €

L’auteur, de milieu modeste, a neuf ans, en 1962, quand elle quitte, avec sa mère – dans la débâcle que l’on sait – l’Algérie (son père, partant plus tard, les laissera sans nouvelles dix-huit mois). Elle connaît depuis plusieurs années la guerre urbaine ; a eu, seule entre ses parents dissociés, toutes les terreurs et angoisses que son âge peut y ajouter ; la voici sur un pont de navire (d’Oran à Marseille) ouvrant à un militaire menaçant, à la place de sa mère apeurée, interdite, la malle – qui leur servait de siège – qu’il voulait contrôler, en… se chargeant soudain elle-même de la remise des clés, leur récupération, le retour au calme. Son corps en un instant « désenfanté », elle devient (et restera) – improvisant initiative, sang-froid et responsabilité –, sa propre mère. Elle saura désormais lancer les gestes de ce qui l’attend, et trouver les mots de ce qu’elle voit : elle ne conservera rien de sa première vie (« Egorgé après notre départ d’Algérie, le déménageur chargé d’expédier nos affaires a souvent alimenté mes cauchemars », p.26), et, de sa vie suivante, seulement les livres (qui ont été son passé vierge, sauf, impersonnel, réfractaire à l’Histoire, inexilable).
La malmenée petite fille, taciturne et inculte, deviendra agrégée de philo, confidente aiguë et dévouée de Sartre, prof de khâgne à Henri IV, esprit d’une monstrueuse aisance rhétorique (bien de ses étudiants, fascinés, en tombaient comme malades d’attention). Tout s’est donc décidé, peut-être, dans ces quelques minutes d’éloignement d’Oran, sur ce bateau qui, écrit-elle, « me révélait pour la première fois qu’un pays vu de loin n’est qu’une ligne, qu’un père resté à quai derrière un grillage n’est qu’un point, qu’un regard qui s’agrippe au réel qui se fend de part en part n’est qu’une myriade de grouillements, un regard condamné à tisser pour l’éternité la toile d’un monde qui se défait à chaque battement d’œil » (p.68).
Il n’y aura, dès lors, dans la contingence forcenée de tout (le lacis des nécessités d’enfance ayant été cisaillé d’un coup, sans retour), de terre ferme de vie que ce qu’une extrême vigilance verbale saura en assurer et faire voir. C’est ce que l’éventail méditatif de ces « naissances buissonnières » ouvre pour nous.
Il faut d’abord sentir le rude paradoxe du titre : naître n’a et ne laisse aucun choix (une naissance est l’universelle urgence d’advenue singulière, c’est l’inévitable et seule issue pour tout être conçu d’entrer dans le monde !), alors que « buissonnier » signifie qu’on va librement, qu’on erre sans entraves, qu’on s’exempte de nécessité instituée, qu’on apprend fantaisistement. Et puis naître, c’est par principe s’exposer, se déployer, montrer qu’on est, se détacher de la matrice, alors que le buisson est rameux, emmêlé à soi, peu pénétrable, se rabattant : si le fameux « buisson ardent », miraculeusement, s’enflamme sans se consumer, le buissonnier, à l’inverse, semble traîner avec lui son aventure un peu confuse, paresseusement et inextricablement « fumer », démarrer des volutes qu’il ne termine pas, s’exhaler en rampant sans éclairer ni soi ni devant soi, bref : se remêler un peu lâchement ou paresseusement à sa propre nuit. Mais ici, « naissance » est au pluriel : ce sont des états naissants qu’on traque, et « buissonnier » signifie que ces états natifs cherchent encore le bouquet qu’ils pourraient former, qu’ils laissent aller en eux la chance de renaître, qu’ils se tiennent à la simple disposition de la possible vérité d’une vie. Ils ont l’authenticité de retrouvailles qu’on ne commande pas : là où un faussaire forge ce qu’il feindra d’avoir trouvé, une âme trouve dans ses « naissances buissonnières » (décousues, mais propices) ce qu’elle sent l’avoir forgée.
Il faut ensuite lire ces dix-sept brefs chapitres (comme des stations de réadvenue rêveuse, mais résolue, à soi) en y acceptant, et accompagnant, l’exclusive capacité humaine de « renaissance » mentale et spirituelle. L’être humain seul voit ce qui a du mal à arriver, comprend ce qui manque au réel pour l’être tout à fait, saisit que le tissu des choses est trop complexe pour s’obtenir toujours identiquement, ou infailliblement, de lui-même : c’est-à-dire saisit la contingence. Et d’autre part, seul l’humain parle : parole qui redistribue, entre les êtres, les liens possibles entre les choses, et renégocie, indéfiniment, leurs formules de présence (inaccessibles aux bêtes) ; parole qui seule permet à la pensée de pouvoir saisir et changer quelque chose d’elle-même, et à une vie de ressaisir et nuancer sa pensée de soi. Nous ne pensons autrement qu’en pouvant nous dire comment, et ne vivons autrement qu’en sachant penser pourquoi. Et c’est pourquoi il n’y a pas de naissances buissonnières (par lesquelles une vie se reformule sa propre contingence) animales. Chacun comprend qu’en naissant, il s’est seulement trouvé être, et, dit l’auteure, chaque « naissance » ultérieure ré-adopte, à sa libre façon, « l’enfant trouvé » qu’on a toujours été pour soi-même. Personne, bien sûr, n’a de passé suffisant ; mais une radicale et enfantine coupure de vie (« tous les ballons se sont envolés d’un coup », p.54) y ajoute, tragiquement, l’absence de passé nécessaire. On ne peut alors plus compter sur le précédent utile d’un vécu, on doit tenir à bout de mots ses propres fondations, on ne peut plus se fier qu’à la personne qu’on se déclare constituer. Savoir renaître prend alors diverses formes, toutes salutaires et périlleuses : trouver une « cachette » dans des pensées toujours reformées, mais aussi, par le piège doré du langage, risquer de ne s’extraire jamais totalement « de ce placenta de verbes et de lettres » (p.81), en s’enlisant toujours à nouveau dans ces états où les mots « ne se sont pas encore convertis en choses ». Les mots savent parfaitement, en nous, se cacher, se défendre, s’alléger d’eux-mêmes ou venir s’éliminer, mais l’enfant traqué cherche vainement dans l’appartement réel la trappe magique où disparaître, comprend soudain le poids et le prix de ce pistolet incongru que sa mère terrifiée dissimulait entre les draps de son armoire, ou ne sait que faire du suicide de sa cousine :
« C’est un jour de Novembre que j’ai découvert son corps. La porte à peine entrouverte, je l’aperçus à ma droite, allongée sur son lit, revêtue d’une robe de lainage gris très épais, robe que je ne lui connaissais pas, robe que j’identifiais à la robe de la mort, comme si à l’instant même où les comprimés avaient dû produire leur dernier effet, ses vêtements s’étaient alourdis d’une matière d’outre-tombe. Ce corps gris et massif que je devinais gonflé avait été celui de ma cousine (…) Je ne pouvais regarder celle qui ne pouvait plus me regarder, je ne pouvais commettre cette profanation de regarder morte une femme que j’avais cessé d’aimer » (p.115).
Cette parole qui à la fois recueille et répare la contingence de la vie trouve dans une de ces « naissances buissonnières » son sommet : la rencontre, boulevard Edgar-Quinet, de son maître (maître de parole, maître de contingence), Jean-Paul Sartre, une station native (« La Licorne ») ici particulièrement remarquable. Martine Lucchesi y évoque un des entretiens de la jeune agrégée avec le philosophe, l’année de sa mort (1980). On l’y devine là, aveugle, taquin, gourmand, extraordinairement intelligent et généreux. Pourquoi Sartre ici ? Parce qu’il a su la faire renaître d’elle-même. Comment ? En « ayant su voir » en elle « ce qu’elle n’était pas encore ». On croit entendre cette voix si métallique et (encore) très nette « digresser, préciser, reprendre ». On y est : « Des cafards qu’il ne voyait pas couraient sur les rayons de sa bibliothèque. Grossis par leur impunité ils la narguaient, et le mouvement rougeâtre de leur circulation emportait toute sa détermination ». Elle fut sa secrétaire officieuse quelques mois ; il l’appelait « la licorne, pour, disait-il, la douceur élégante et amicale de sa timidité ». On y est toujours :
« Puis ce furent des dîners dans ce qu’elle appelait les grands restaurants. Ils partaient en taxi, lui les poches grosses de billets de banque, elle, légèrement ivre, prête à faire une entorse à son anorexie pour avoir le plaisir de le regarder manger goulûment des profiteroles dégoulinantes de chocolat ou des pruneaux gorgés d’Armagnac » p.119).
Il détestait la psychologie : on ne pense jamais pour se connaître, mais pour comprendre librement comment la vérité nous dépasse. Il s’arrangeait aisément du vide : la pensée pure et simple a raison d’aller, lui dit-il, « dans une direction où il n’y a rien ». Interrogé sur son ancien enseignement, il lui déclare avoir fui « ce qui est la vérité », mais toujours voulu énoncer, au mieux, les conditions auxquelles quelque future pensée mériterait d’être reconnue vraie. Et c’était encore trop dire : pour qu’une synthèse de pensées en cours devienne vraie, il faut qu’elle se laisse prendre en un nouvel ensemble encore inconnu, qu’on ne peut que suggérer, et qui viendra, non par nous, mais par ses propres moyens, et ne viendra à nous qu’exactement comme il viendrait à tous. Les « naissances buissonnières » d’une idée ressemblaient donc aux siennes : « glissantes », « informes », « indémêlables » – mais les voilà, devenues, avec ce formidable vieil homme, enfin responsables d’elles-mêmes ! Mais toute naissance eut une fin : un matin vient « où elle se trouva devant une porte aussi close et silencieuse qu’une muraille kafkaïenne (…) Maîtresse d’un gynécée invisible, sa compagne de légende n’inscrivit pas son nom sur la liste des personnes autorisées à le visiter à l’hôpital ». La Licorne avait déjà, de toute façon, mérité son surnom : toute l’authenticité d’elle consiste à déceler l’impur ; tout progrès vient en elle de laisser la fécondité être sa seule juge.
Ce petit livre, constamment profond, admirablement écrit, est complété d’un entretien liminaire tout récent, et intrigant, de son auteur avec un survivant de la Shoah (Jean-Claude Moscovici, qui avait six ans en 1942), témoignant d’une « enfance assassinée », mais aussi d’un « assassinat raté » ; et d’un moment d’Histoire (« la grande Histoire avec sa grande hache », comme, rappelle-t-il, disait Perec) où « la terre devenait sable mouvant », mais qui, au-delà de cette expérience de « non-appartenance au monde, comme si un sorcier avait brutalement descellé son socle », devint un pédiatre, dont la devise de consultation fut, toute sa vie : « Ne vous inquiétez pas, je m’inquiète pour vous ». Bien sûr, les deux situations, constate Martine Lucchesi, restent incomparables :
« Cette guerre d’Algérie n’est pas tragique à mes yeux. En dépit de son lot de souffrances, de spoliations, d’attentats, d’assassinats, d’exode, des malheurs de ceux qui l’ont vécue, malheurs faits de détresse, de colère, de deuils, de traumatismes, ces malheurs sont des drames hélas communs, propres à toute guerre, mais ils n’ont rien de commun avec la déportation et l’extermination de millions de personnes juives dont le seul crime était d’exister » (p.41). Elle ajoute : « Adolescente je considérais que la guerre d’Algérie n’était pas la mienne mais celle de mes parents. Aujourd’hui mon fils auquel j’ai fait lire Naissances buissonnières, considère que cette guerre n’est pas la sienne mais la mienne ». Mais elle constate que, par une troublante coïncidence, son mantra pédagogique commençait exactement comme la devise clinique de son interlocuteur pédiatre : « Ne vous inquiétez pas, je vais vous expliquer le problème ». Ce qui signifie : même si votre esprit n’a pas pour cela de passé disponible en propre, ou n’a qu’un passé qui ne lui est plus rien, je viens vous en fournir un d’appoint. Expliquer, c’est restaurer pour autrui, au sein du mystère même, sa liberté d’aller et venir.
On laissera découvrir aux lecteurs l’ultime station (« Le rai de lumière », p.133-136) lors de laquelle l’auteure revient, presque 50 ans après, dans l’appartement quitté, accueillie là par des enfants espiègles et chaleureux, l’accompagnant sur le balcon même de l’enfant d’hier. Elle fut heureuse, entrant dans l’appartement, de pouvoir enfin y annuler ses souvenirs :
« Aujourd’hui les souvenirs de cette époque se confondent avec cette écriture, peut-être parce que j’ai trouvé une forme d’expression adéquate en faisant droit à ce mélange des temps, à leur afflux tous azimuts, ces feuilletés d’images, de sensations, d’émotions, de perceptions sans reste imaginaire, comme si j’avais essayé d’enfermer dans une lampe d’Aladin l’essence de cette expression paradoxale, mais aussi, le bon et le mauvais génie de mon enfance ».
Génie, oui, en paix désormais.
Marc Wetzel
- Vu: 349