My Absolute Darling, Gabriel Tallent, par Mélanie Talcott
My Absolute Darling, Gabriel Tallent, Gallmeister, mars 2018, trad. anglais (USA) Laura Derajinski, 454 pages, 24,40 €
Julia, Turtle et Croquette… Trois prénoms pour un même personnage, une jeune fille en apparence paumée, à l’enfance autarcique et piétinée par un père charismatique et complètement dézingué. Julia est son prénom d’état-civil, choisi par un binôme parental que la mort a sabré. La mère est morte. Disparition ambiguë puisque l’on ne sait si elle se doit à un accident ou à un suicide. Proscrite du souvenir de son compagnon, Martin, de sa fille Julia, elle est balancée dans les trappes de l’oubli en quelques lignes nécrologiques consenties par l’auteur Gabriel Tallent qui signe son premier roman avec My Absolute Darling. Naît alors Croquette, un prénom doux comme un bonbon, un truc que l’on fait rouler entre ses doigts mais que l’on peut aussi réduire en miettes d’un coup de talon. C’est le prénom amoureux que le paternel donne à sa fille. Un amour fou, monstrueux, destructeur et incestueux. Un amour absolu – My Absolute Darling – autre nom dans lequel Marty entaule sa croquette lorsqu’elle veut lui échapper et se carapate.
Elle se grime alors en Turtle, une guerrière matinée de Rambo, imperméable, dure et insensible aux perturbateurs humains à l’extérieur, plus particulièrement les femmes qu’elle hait pour se haïr elle-même et qui à ses yeux se déclinent en « pouffiasses, connasses, salopes et chiennes », qualificatifs que lui balance son père lorsqu’elle ne fait pas ce qu’il veut, comme il veut et quand il le veut. Celui de « pauvre petite moule illettrée » lui étant spécifiquement réservé, détermine également les frontières de son univers. Mais Turtle, à l’instar de son totem chélonien, est également tendre et sensible à l’intérieur, lorsque la Nature lui rappelle qu’elle sera maître de la sienne dès lors qu’elle en fera le choix.
Dans leurs déchirures, dans leurs contradictions, dans leur lâcheté, dans leur méchanceté gratuite, dans leur amour paroxystique qui suinte le désastre et qui s’ancre parfaitement dans une réalité que l’on fout en général sous nos tapis d’autruche, tout comme les bobos hippies, les startupisés, les outsiders friqués, le grand-père Papy, les copains de poker, Wallace McPherson et Jim Macklemore, qui viennent régulièrement taper le carton avec Marty à coups de bière et les gens ordinaires (professeurs du CM2 – « J’ai merdé. J’étais au courant », avoue Anna sa professeur de littérature – et élèves notamment) de Mendocino, petite ville du Sud de la Californie où se déroule cette tragédie shakespearienne, Turtle et Marty parviennent néanmoins, chacun dans leur spécificité – Marty par son rejet viscéral de nos systèmes consuméristes qui nous transforment en fantoches déshumanisés, Turtle par son incessant questionnement manichéen entre la soumission et la rébellion, le désir du corps de son père et son rejet – à susciter une certaine empathie.
Mais est-elle justifiée ?
Gabriel Tallent a aiguisé sa plume pour cela. Ainsi, au lieu de faire du père un archétype trash de l’Amérique profonde, et un type qui ne peut pas contrôler ses pulsions parce que victime lui-même de maltraitance infantile, il en fait un érudit, grand lecteur, féru de philosophie, qui manie idées et concepts avec une dextérité oratoire époustouflante. Marty ne parle pas, il dégoise obsessivement ses idées avec un talent d’universitaire surdoué. Turtle partage avec son père cette inflation discursive intérieure. Deux intelligences hors normes auxquelles viennent s’ajouter celles, tout aussi brillantes, de deux jeunes lycéens, Jacob et Brett, catalyseurs de la chute de l’empire paternel, que Turtle rencontre au hasard de l’une de ses escapades.
Cela donne tout de même au récit un léger parfum d’invraisemblance intello élitiste, car trouver sur quelques mètres carrés de très jeunes ados avec cette puissance de vocabulaire est comme découvrir une perle premier choix perdue au milieu de centaines d’huitres.
Exemples : « En utilisant la rhizofiltration, on pourrait récupérer des déchets nucléaires dans l’océan et la conserver dans des tétraèdres géants en verre laminé qui réchaufferaient lentement l’eau autour de notre île, et on pourrait élever plus de poissons » – l’un des mômes au sujet de sa mère : « Elle sculpte des nus. Ses œuvres ne sont pas sans rappeler Rodin, dans leur corporalité soutenue et dans l’exagération de leurs idiosyncrasie humaine. Sur certaines sculptures, elle a remplacé le système vasculaire par des clématites ».
La même observation vaut pour Turtle dont l’ambiguïté est brouillée par la perversité paternelle. On n’en retient que l’insoutenable, la cruauté et la violence quotidiennes auxquelles répondent néanmoins une acceptation ambivalente de la jeune fille, ambivalence faite de désir et de haine pour son père : « Elle touche sa chatte du bout des doigts, les inspecte, trempés par sa ménarche. Elle les glisse dans sa bouche, les suce, elle porte son poing à son front et pleure pour elle, pour Martin. C’est la fin de quelque chose. Elle est trop mince, son corps a eu trop peu de ressources. Elle se penche sur ses genoux nus et sanglote. Elle ne veut pas que les choses changent. Elle ne veut rien perdre » – et plus tard : « Elle pense, Turtle Alveston, il t’a violée et tu en as redemandé. Soit tu es déjà enceinte, soit tu le seras bientôt ». Ce « tu en as redemandé » est le constat lucide d’une conscience qui demeure acte mort. Même la venue de la petite Cayenne, une nouvelle Croquette sortie de nulle part, fera, du moins au début, à peine sauter l’indifférence qui sature l’esprit et le cœur de la jeune fille, la transmutant souvent en copycat paternel avec plus faible qu’elle.
A trop vouloir bien faire, Gabriel Tallent en fait trop.
Cela va se nicher jusque dans les scènes réitératives décrites avec les mêmes termes, à tel point que l’on se dit que l’on a mal noté la page de sa dernière lecture (une fois, deux fois on comprend, au-delà, ça lasse), et ses longues descriptions qui sont autant de ralentisseurs quant au rythme du récit.
Ainsi en va-t-il des petit-déjeuner entre père et fille : « Elle va au frigo, sort une Red Seal qu’elle lui lance à la cuillère de l’autre côté du plan de travail, il l’attrape au vol et l’ouvre d’un coup sec sur le comptoir. Elle reste près de la porte ouverte du frigo, casse des œufs et les gobe, termine la boîte et la jette », et de l’accompagnement au bus scolaire : – C’est l’heure d’y aller ? / – Tu n’es pas obligé de m’accompagner jusque-là. / – Je sais, Croquette. Je le sais bien. / Elle acquiesce. Ils parcourent l’allée ensemble. Ils attendent à l’arrêt recouvert de gravier. / – T’es pas obligé d’attendre avec moi, Papa » et s’ensuivent les réflexions paternelles plus ou moins désobligeantes au sujet de Margery, la conductrice.
Description fastidieuse d’armes de chasse, fusils et autres pistolets, de leur maniement, de leur montage, de leur démontage, de leur nettoyage et de leurs qualités intrinsèques, suivies de séances de tir. Un véritable arsenal de l’Amérique profonde (AR-10 Lewis Machine & Tool avec une lunette U.S. Optics-5 25x44, Noveske AR-15, fusil à pompe Remington calibre 12, Remington 870 AR-10, Sig Sauer, etc.) – « chacun sa philosophie et son usage particulier » : « Elle assemble le fusil, le canon dans la pompe, le ressort contre le percuteur, le percuteur en tension contre le canon, la pompe bloquée contre la carcasse, la pompe qui coulisse et s’enclenche, le chargeur dans le support, puis elle réenclenche la pompe afin de charger une balle, elle s’arrange pour que Martin l’entende » ou « – J’ai un Sig Sauer, dit-elle, un 9 mm propre et bien huilé, avec des Hornady 115 Grain FTX. Les munitions pèsent moitié moins que les 230 Grain .45. / – Ce pistolet est très bien, dit-il en lui tendant le Colt. / – Il n’est pas très bien, non. Il est sale. L’extracteur ne m’inspire pas confiance ».
Description fréquente de paysages, de la faune et de la flore environnementales, certes fort bien écrites et souvent empreintes de poésie ! « La rivière est sortie de son lit, Turtle atterrit dans un large bosquet d’aulnes, l’eau lui monte jusqu’aux hanches, de longues tiges d’orties ploient dans le courant et se balancent comme des algues, des plants de symplocarpes fétides dépassent tout juste à la surface, des radeaux de feuilles mortes s’entassent dans chaque escarpement et chaque lézarde, les vagues noires circulent, surmontées d’énormes nuages d’écume », mais où soudain la précision botanique d’un nom – symplocarpes, flouves, houlques, cirses, manzanitas pygmées, pins douglas et muricata, brize, tisons de Satan, fléole des près, fétuques, etc. – défait l’enchantement bucolique et on reste là, perplexe, au bord du chemin avec notre ignorance honteuse, en se demandant quelle tronche a toute cette verdure.
La fin, la seule envisageable, peine à se terminer. Des scènes qui n’apportent rien comme celle où Turtle et Cayenne mangent des scorpions, une tuerie grandiloquente entre père et fille qui s’éternise dans une maison pleine de monde et de smartphones sans que les flics interviennent, Turtle convalescente qui jardine et attend confusément le début d’autre chose dans la maison d’Anna.
Stephen King a qualifié My Absolute Darling « d’horrible, magnifique et exaltant » avant d’ajouter : « Le terme de chef-d’œuvre est bien trop galvaudé, mais il ne fait aucun doute que My Absolute Darling en est un ». Et les mass média d’ici et d’ailleurs de suivre le panache du maître américain dans une effervescence de commentaires dithyrambiques dont François Busnel n’a manqué ni le refrain ni les couplets : « Le roman le plus puissant, le plus dérangeant, et le plus profond que j’ai lu depuis des années ».
C’est sûr, on ne doit pas partager les mêmes émotions ou alors, nos gourous littéraires se satisfont d’ersatz, les fameux E machin qui donnent du goût à ce qui en manque.
Ah oui, et pour celles et ceux très rares qui ont osé chroniquer à rebrousse-poil sur le Net ce foutu chef-d’œuvre, cessez de vous excuser d’être des moutons noirs.
Mélanie Talcott
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