Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi, Fawaz Hussain (par Yasmina Mahdi)
Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi, éditions du Jasmin, septembre 2020, 140 pages, 18 €
Ecrivain(s): Fawaz Hussain
De la mort à la résurrection
Le roman de Fawaz Hussain commence à Paris, où un professeur retraité, Faramarz Hajari, reçoit un appel inattendu d’une ancienne étudiante de la Sorbonne, l’invitant à explorer les traces d’Ibn Arabi – « ach-Cheikh al-Akbar » (« le plus grand maître »), né en 1165 à Murcie, mort en 1240 à Damas, théologien, juriste, poète, soufi, métaphysicien et philosophe andalou, auteur de 846 ouvrages présumés. Habitant un « dernier étage mansardé » où « des corneilles et des pies se chamaillaient sur les bords de cheminée qui leur servaient de perchoirs » et observant « une femme maghrébine » étendre son linge, l’écrivain Faramarz Hajari réceptionne cette invitation à Murcie avec joie et un peu d’appréhension, devant rencontrer d’éminents spécialistes du Maître, honnis par les islamistes égarés dans de fausses doctrines.
L’Histoire, censée être élaborée à partir de sources plutôt que guidées par la spéculation ou l’idéologie, n’est pas toujours objective, mais souvent territorialisée et agencée, sous le diktat du nationalisme, de la simplification, et ceci depuis l’enseignement scolaire. Les pillages, les crimes, les défaites des supposés héros, entourés de gloire, décrits comme invincibles, sont soigneusement passés sous silence. Dans son roman, l’écrivain kurde exilé à Paris, Fawaz Hussain, témoigne des grands moments de l’Arabie andalouse, à travers la figure du plus grand penseur de la doctrine ésotérique du « Wahdat al-wujud » (Unicité de l’Être), et de la fin tragique du règne d’une civilisation éclairée. Notons à ce sujet la présence de Tariq Ibn Ziyad, commandant dans l’armée de Moussa Ibn Noçaïr, gouverneur omeyyade de l’Ifriqiya et général des troupes musulmanes, formées de populations d’origines ethniques diverses chargées de poursuivre ou de renforcer l’islamisation des nombreuses tribus berbères, combattant notamment al-Kāhina, signifiant « la prophétesse », « la devineresse », Dihya, la reine des Berbères (le sujet du livre de Nadia Chafik, Tihya).
La guerre en Syrie, l’écrasement d’une nation, a fait fuir le protagoniste Faramarz Hajari, et l’occasion de partir en Andalousie lui met du baume sur ses plaies à vif. À l’instar de Ibn Tufayl, son illustre prédécesseur, né à Cadix en 1110 et mort à Marrakech en 1185, « Ibn Arabi avait atteint la sérénité dans le renoncement, le dépouillement et la quête de la Voie ». La promesse d’un paysage enchanteur – « des champs d’orangers et de citronniers s’étendant à l’infini » –, et l’émotion de fouler la terre qui vit naître le « Créateur des deux Mondes, du Miséricordieux » sont une perspective heureuse pour l’écrivain. L’art arabo-andalou du zellige et des azulejos, dont il reste des vestiges, des documents illustrés, des innovations techniques, quelques merveilleux monuments à l’esthétique parfaite, aux décorations en motif à fleurs de l’art califal puis à fleurs cordiformes, à l’architecture marquée par des arcs aux lignes complexes et coupoles ajourées, richement décorées de muqarnas, d’art géométrique coloré avec losanges ou sebka et de combinaisons épigraphiques, ce paradis andalou sublimé glisse doucement dans l’esprit de Faramarz vers un questionnement métaphysique sur la Genèse. Le locuteur conçoit ainsi une petite conversation théâtrale entre « le glaiseux Adam », l’âne (la monture du pauvre), le chien (une insulte en arabe et le compagnon de l’homme), et Dieu. Traversant l’Arabie heureuse, mais conscient de la relativité de toute chose, Faramarz nous conduit à travers les strates de la mémoire, jusqu’au peuple kurde (dont il est issu) - peuple antique, dont la première apparition date de -6000/-5000 av. J.-C., qualifié par l’auteur « du plus grand peuple de la planète terre sans nation, sans État et sans frontières ».
Des séquences de trajets en Syrie forment des ruptures temporelles et spatiales enchâssant un micro-récit, la situation initiale du narrateur, son identité, ses référents, lequel se substitue sans doute à l’auteur du roman. Des descriptions de lieux apportent une tension au journal de voyage, où parmi une foule dense, au bout du trajet, l’on découvre la mosquée d’Ibn Arabi. Là, au-dessus de « la paix éternelle des défunts », une apparition féminine irréelle dirige le visiteur. Les traces du grand mystique sont recouvertes par la grandiloquence des églises et des cathédrales du catholicisme, dans une Espagne qui a posé une chappe de plomb sur ses années maures, marranes et juives. Et pourtant, « pendant plus de cinq siècles, l’arabe avait été la langue de Murcie », plus « l’hébreu, soit le roman andalou ». Par ailleurs, le tourisme de masse a fait autant de ravage qu’une émeute, brisant les spécificités locales dans Murcie qui ressemble à un étalage de marchandises de luxe manufacturées. Faramarz Hajari fait un va-et-vient entre ses souvenirs de Syrie, « la contrée brûlée jusqu’aux entrailles », et l’Andalousie, transformée en autoroute du loisir. Le béton armé ensevelit les splendeurs et les misères de l’Andalousie cosmopolite détruite par les conquérants chrétiens. Pourtant les fantômes de « quelques princes arabes et maures » hantent les anciennes murailles des palais fortifiés que Faramarz, exilé, seul, fait revivre.
Le hasard aveugle des guerres précipite des innocents dans des affres de douleur, dans l’indifférence du monde, transformant les individus en transfuges ou en cadavres. Les fleuves, eux, continuent leur course, renfermant leurs secrets, les reflets de millions de visages – la Segura, le Tigre et l’Euphrate, la Seine près de l’Allée des Cygnes, le Barada… Et c’est au détour d’un dédale de ruelles des vieux quartiers de Murcie que, par la bouche et la voix d’un mort (un Maure ?), la quête prend forme, se poursuit, avec par exemple le télescopage avec « Don Quichotte (…) animé par le désir de faire du bien autour de lui [et qui] a un délire de la bonté à l’état pur ». Surgie de la nuit, une créature féminine, une almée blonde, laissera son empreinte indélébile et fascinante sur le corps de l’exilé. De la mort à la résurrection, la profession de foi, « un universel message d’espérance », « un idéal d’amour » prôné par le Maître, va pénétrer puis plonger dans la boucle du temps, pour resurgir.
Yasmina Mahdi
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