Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi, Fawaz Hussain (par Charles Duttine)
Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi, Editions du Jasmin, septembre 2020, 138 pages, 18 €
Ecrivain(s): Fawaz Hussain
Les déclinaisons d’un voyage
En ouvrant le livre de Fawaz Hussain et en parcourant les premières pages, le lecteur est amené immanquablement à s’interroger sur la nature de ce récit. A se référer au titre « Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi » on se dit que ce pourrait être un simple récit de voyage vers le sud de l’Espagne, tant on parcourt Murcie, sa vieille ville et ses environs, avec l’auteur comme accompagnateur. Mais c’est bien plus que cela. Il nous est proposé ici un voyage multiple, décliné sous de nombreuses formes, un véritable kaléidoscope où il est question d’histoire collective et personnelle, d’imaginaire et encore de spiritualité.
Tout commence d’abord par un coup de fil reçu par le personnage principal, Faramarz Hajari, un romancier kurde qui vit depuis de nombreuses années à Paris. Indubitablement, le double littéraire de l’auteur. On lui propose de participer à un colloque sur l’exil, à Murcie, la ville d’Ibn Arabi, ce grand métaphysicien et poète mystique de langue arabe du XIIème/XIIIème siècle.
Le récit va alors être l’occasion d’une enquête sur « les pas d’Ibn Arabi », entre Damas où il est mort et qui abrite son mausolée et Murcie où il est né et dont il ne reste guère de traces de la période où il y vécut. On suit donc cette quête menée par le narrateur-personnage central du livre en voyageant dans l’espace et le temps, quittant Paris avec lui pour Damas et Murcie, cette dernière qui garde comme un palimpseste le souvenir du temps enfoui de l’Al-Andalus.
Mais c’est aussi un voyage initiatique que l’on découvre. Pour ce personnage principal marqué par l’exil, qui s’ennuie parfois à Paris « comme un rat mort », tous les voyages sont des moyens de se retrouver. « Chaque fois que je partais pour une destination plus ou moins lointaine, donc qui me dépaysait, je m’approchais davantage de moi, je rassemblais mes débris, je me réconciliais avec moi-même », écrit-il paradoxalement. Ou encore ce rapprochement qu’il opère entre lui-même et Ibn Arabi et qui apparaît comme une « illumination » : « Ibn Arabi devenait l’archétype par excellence des exilés, des hommes et des femmes tiraillés entre leurs racines et leurs univers de rescapés installés ailleurs. Durant toute mon errance dans les villes européennes, il me renvoyait, à mon insu, à mon propre déchirement entre mes terres kurdes qui m’échappaient de plus en plus et la France que je comprenais de moins en moins ».
Dans ce périple, l’imaginaire tient également une grande place. A un moment donné, au cœur de la vieille ville de Murcie, le réel disparaît au profit d’un univers onirique. Notre personnage Faramarz Hajari semble victime d’étranges hallucinations. La ville du temps d’Ibn Arabi paraît resurgir avec ses remparts, ses tours, ses habitants d’autrefois vaquant à leurs occupations ; il se retrouve alors comme immergé au milieu des bruits et des saveurs d’antan. Une sorte de rêve éveillé qui le replonge au temps du roi Ibn Mardanish, celui qu’on surnommait le « Roi Loup », Rey Lobo. Un peu plus loin dans le récit, c’est un professeur à la retraite, profondément cultivé, qui initie notre personnage à la riche histoire de la ville. Mais, on apprendra que c’est un être fantomatique, disparu depuis quelques années. Le récit ouvre ainsi d’étonnantes parenthèses fantasmagoriques.
Enfin, on découvre qu’Ibn Arabi est le poète de l’amour, que « l’amour était sa religion et sa foi ». Comme mystique, cette quête de l’amour ne pouvait trouver son plein épanouissement que dans la présence du principe divin. Pour notre personnage Faramarz Hajari, une autre quête va l’habiter, celle de la beauté rare et précieuse. Elle prendra forme sous la figure d’une jeune femme à peine entrevue au sortir du mausolée d’Ibn Arabi à Damas ; il sera « foudroyé… de voir la beauté suprême ». A Murcie, elle s’incarnera dans une certaine Elvira, figure de l’éternel féminin, et trouvera son apothéose dans un éblouissement érotique.
L’un des mérites du livre est de nous proposer ainsi un voyage dépaysant, à nous qui en sommes sévèrement privés en ce moment. Mais derrière ce simple voyage se cachent de multiples pistes, des routes que l’on peut prendre et des horizons que l’on scrute de loin. En refermant ce livre de Fawaz Hussain qui ravira plus d’un lecteur, on pense à un passage de Stèles, où Victor Segalen donne ces conseils au « bon voyageur » : « Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées ».
Cette belle formule nous vient à l’esprit tant le récit va d’un cadre à un autre, virevolte du passé vers le présent, de Paris vers l’Espagne et la Syrie, les souvenirs personnels de l’auteur et surtout ses rêves.
Charles Duttine
Fawaz Hussain, né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde, arrivé en France en 1978 afin de poursuivre des études supérieures de Lettres modernes à la Sorbonne, est notamment l’auteur de Prof dans une ZEP ordinaire (Le Serpent à Plumes, 2006), Les Sables de Mésopotamie (éd. du Rocher, 2007, réédition Points-Seuil, 2016), Orages pèlerins (Le Serpent à Plumes, 2016), Le Rêveur des bords du Tigre (éd. Les Escales, 2017), et Le Syrien du septième étage (Le Serpent à Plumes, 2018). Il a également traduit Le Petit Prince de Saint-Exupéry, et L’Etranger de Camus en kurde, et La Poursuite de l’ombre (Phébus, 1999, Libretto, 2018) de l’écrivain kurde Mehmed Uzun.
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