Mû, Hugo Pratt
Mû, édition anniversaire en couleurs, 511 pages, 29 €
Ecrivain(s): Hugo Pratt Edition: Casterman
Magnifique édition anniversaire en couleurs de Mû, qui nous permet d’apprécier à sa juste valeur l’univers de Corto Maltese, qui a des affinités tellement profondes avec la littérature, et pas uniquement du fait de l’emprise toujours discrète mais constante qu’a la figure de Rimbaud sur ce héros sauvage et d’une exquise politesse, amoureux des voyages au long cours au cours desquels il s’agit pour lui, en perdant ses habitudes, de se retrouver lui-même.
Chevauchant les chimères de la beauté (se faisant un point d’honneur de ne jamais l’insulter), qu’elle ait trait aux grandes contrées que seule l’exploration inlassable de la géographie peut offrir, ou qu’elle ait trait aux vieux livres comme à la poésie aux éclats prophétiques et aux paroles retournées en énigmes, Corto Maltese est un éternel voyant du paysage de l’éternité et des tressautements éphémères de l’humain, quelque part en celui-ci, ne prenant jamais vraiment part à l’action, autrement que pour faire s’étreindre sa vie à un désir d’absolu jamais avoué car ayant trait à la plus stricte intimité.
Dans Mû, il est, au commencement, une musique. « Écoute !… Encore cette musique… D’où peut-elle venir ? Curieux… Elle semble parfois sortir de terre… Parfois venir d’en haut… ». Cette musique vient du « labyrinthe sacré ». Aussi ce labyrinthe se nomme-t-il le « labyrinthe harmonique ». C’est en son sein que Corto Maltese doit entrer. Et même s’il recherche une jeune fille, prisonnière d’indiens, qui se trouve chez le jeune roi d’Aztla, « de l’autre côté du labyrinthe harmonique », et qu’il doit par conséquent dépasser le labyrinthe pour parvenir jusqu’à elle, l’essentiel de l’intrigue se noue précisément dans le labyrinthe, qui est une métaphore de l’art de composition d’Hugo Pratt.
En effet, le principe de ce labyrinthe est le suivant : « si tu reconnais un air, il te ramène à l’époque de sa composition. Comme les vibrations qui en sont à l’origine ne s’évanouissent jamais… Elles ressuscitent l’espace du temps de leur création ». Et, chez Pratt, la musique tient à la ligne mélodique du trait, qui toujours nous ramène au moment de l’efflorescence de chaque dessin, c’est-à-dire à cet instant où l’imaginaire de Pratt était en proie à des songes qui, pour (apparemment) absurdes qu’ils soient, trouvèrent sur le territoire vierge de la page une existence réelle au point de s’affirmer pour l’auteur (et à sa suite pour le lecteur, en prise avec l’histoire, avec son élan) comme monde réel parmi les mondes réels qui font de notre vie la percussion moirée d’un cœur dans le dédale des jours.
Mais précisons les choses, en faisant un détour par un autre opus de Pratt : Les Helvétiques, Casterman, 2012 [première édition : 1987]. Dans cet album, l’écrivain Hermann Hesse apparaît sous les traits d’un petit garçon aux cheveux longs et bouclés. Corto Maltese refuse d’abord de reconnaître qu’il s’agit là de l’écrivain. C’est alors que le petit garçon pousse ce murmure : « Vous rendez-vous compte que votre incrédulité me chasse dans le monde de l’imaginaire et que je ne pourrai plus en sortir ? ». Autrement dit : vous rendez-vous compte que votre incrédulité me chasse dans le monde du hors-champ, du hors-cadre, dans le monde de ce qui se tient radicalement hors de la vision (et par conséquent hors de la vie), dans le monde de ce qui se tient hors de la bande dessinée ?
Il n’y a pas de monde imaginaire dans une bande dessinée de Pratt. Le monde imaginaire est le monde réel et par conséquent l’on ne peut plus parler de monde « imaginaire ». Tout est réel, ressuscité par l’enchantement du trait, et par les vibrations de la pensée qui en sont à l’origine. Le lecteur apprivoise la monture nerveuse de chaque histoire, si invraisemblable soit-elle, et est entraîné à sa suite. Dans des contrées très réelles, l’imaginaire devenu soudain seul monde.
Matthieu Gosztola
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