Mrs Reynolds, Gertrude Stein (par Léon-Marc Levy)
Mrs Reynolds, septembre 2018, trad. américain Martin Richet, 369 pages, 24 €
Ecrivain(s): Gertrude Stein Edition: Cambourakis
La lecture de Mrs Reynolds de Gertrude Stein s’apparente à un voyage d’exploration à travers un territoire totalement inconnu de la littérature. Ce roman – car c’en est quand même un, avec une histoire et des personnages – est écrit dans une prose jamais lue dans un roman. Une écriture en phrases bouclées, répétitives, atonales et souvent inattendues et drôles. Gertrude Stein produit ici une langue surprenante, trompeuse, qui étonne, déroute, laisse le lecteur dans une sorte de stupéfaction permanente. Qu’on en juge un peu dans cet extrait :
« Mrs Reynolds a eu toutes sortes de mardis. Il y a les mardis qui viennent après les lundis, il y a les mardis qui viennent après les mercredis, il y a les mardis qui viennent après les premiers dimanches, il y a toutes sortes de mardis et tout a commencé par le mardi de la naissance de Mrs Reynolds. C’était un mardi.
Ce jour-là de la guerre on a fait la paix et ce jour-là de la paix on a fait la guerre. Et c’était un mardi ».
Comment lire cette écriture du bégaiement ? Comment la lire sans céder à la tentation de sauter des passages dès lors qu’il nous semble avoir compris le propos ? Il n’y a que deux réponses possibles à cette question :
– En lisant lentement, très lentement, pour laisser le flux des échos et répétitions accomplir pleinement leur office de fascination.
– En percevant au plus vite que derrière les jeux de de mots, de sons, de traits d’humour, se niche – quand même – une histoire.
Une histoire d’une femme et, rapidement d’un couple. Des gens simples, discrets, cultivant leur amour et leur jardin. Sans histoire. Sauf l’Histoire qui, comme toujours, gronde de menaces et de colères. On est dans la plus terrible moitié du XXème siècle et les monstres sont là, prêts à bondir.
Rien pourtant ne prédispose Mrs Reynolds à se préoccuper de l’Histoire. Elle est une femme simple (simplette ?), passionnée par l’astrologie, la météo, les jardins, les prophéties. Happée en fait par les bricoles de ce monde, les petits faits du monde, à l’opposé du bruit de l’Histoire.
« Et elle continua sérieusement, c’est vrai et c’est ce qu’on me dit, les oiseaux volent haut quand l’air est léger mais pas seulement parce qu’ils sont gais, ils volent haut parce que l’air est léger et que les insectes sont portés par la lumière et les oiseaux volent haut pour manger les insectes qui sont tout en haut dans le ciel, quand l’air est lourd les oiseaux volent bas parce que tout en bas il y a les insectes et c’est comme ça qu’ils les mangent, les oiseaux ont l’air d’être là pour passer un bon moment et dire à qui s’y connaît s’il va y avoir de la pluie ou non comme un baromètre mais pas du tout ce n’est pas pour cette raison qu’ils volent haut et bas […] ».
Et pourtant, le bruit du monde va parvenir jusqu’à elle. Surtout à travers la figure de deux personnages récurrents du roman : Angel Harper et Joseph Lane. On ne met guère de temps à en deviner la vraie identité, ce qui suit n’est donc pas un spoiler. Sous ces noms se cachent Adolf Hitler et Joseph Staline. Angel/Adolf va peu à peu envahir littéralement le récit. Les années de son âge vont être la scansion d’une bonne partie du roman – quarante-sept ans, quarante-huit ans… – comme un écho surprenant des années de guerre (on compte, 47 ans, c’est 1937 et dans le roman il meurt à 55 ans, soit en 1945. Décompte romanesque exact).
Mrs Reynolds ne prend pas vraiment position sur la question des dictatures. Elle se contente des « prédictions de Ste Odile » qui lui annoncent le pire :
« Sainte Odile avait dit, écoute-moi mon frère, j’ai vu la terreur dans les forêts et les montagnes où la Germanie sera dite la nation la plus belliqueuse de la terre.
Il adviendra qu’un temps de guerre viendra la plus terrible des guerres et les mères pleureront leurs enfants et ne seront pas consolées ».
Mais, vers la fin du roman, Mrs Reynolds (et la Juive, homosexuelle Gertrude Stein s’entend derrière sa voix), dans un style qui rappelle nettement le phrasé biblique – l’écriture de ce roman le rappelle souvent – dit son horreur de l’infamie qui ravage le monde. C’est encore « Sainte Odile » qui parle :
« Elle c’est-à-dire l’Allemagne connaîtra un moment au cours duquel surgira dans son sein un guerrier, le plus horrifiant le plus terrible, et il mènera une guerre complète une guerre totale une guerre universelle et tous les peuples et les mères non seulement de fils mais de filles qui résistent le maudiront, et elles pleureront comme Rachel elles pleureront leurs enfants morts et rien ne les consolera ».
Et pour finir, c’est Mrs Reynolds, sans intermédiaire cette fois, qui dira : « j’aimerais qu’il soit mort, et elle savait de qui elle parlait, elle parlait d’Angel Harper ».
Il faut saluer le travail remarquable accompli par le traducteur, Martin Richet, qui a dû résoudre une foule de difficultés avec ce texte énigmatique et inouï.
Mrs Reynolds est un roman unique en son genre, fascinant, qu’il faut avoir lu quand on aime la littérature.
Léon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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