Mrs Caliban, Rachel Ingalls (par Yasmina Mahdi)
Mrs Caliban, mars 2019, trad. Céline Leroy, 144 pages, 16 €
Ecrivain(s): Rachel Ingalls Edition: Belfond
Fantasy
Mrs Caliban est un roman condensé qui commence sous l’égide du temps chiffré : « trois oublis », « quelques minutes », « un parapluie », « sa voiture », une énumération d’objets appartenant à deux personnes, Fred et Dorothy (de Dorothée, doron et theos : cadeau et Dieu). Or Dorothy, sainte ou psychotique, entend des voix. De la trivialité d’une existence frustrée, nous passons à l’affabulation mentale, ce qui masque pour l’épouse le choquant de la désunion maritale de son mariage. Dès le début de Mrs Caliban, le lecteur est informé de la face cachée du couple, de ses mœurs, de sa dérive interne – une existence coincée entre le théâtre social et les obligations contingentes ; ce que Rachel Ingalls nomme « leur pauvre vie ».
La démultiplication des formes et des appareils optiques de surveillance, l’abondance des produits de supermarché, de publicité sur le lieu de vente, de spots télévisuels, caractérisent une société de consommation massive, qui apporte un certain confort mais qui ancre les citoyens américains dans l’appareil du Panopticon – c’est-à-dire une variation du Panoptisme comprise par Michel Foucault, comme ce qui « impose une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque » – et selon l’auteure, « un rêve presbytérien devenu réalité (…) celui où Dieu voit tout ». Dans ce roman, la variété des formes est un subterfuge, un leurre, les produits dans leur ensemble étant fabriqués dans un moule, donc identiques et utilisés par les consommateurs de façon similaire.
Rachel Ingalls déconstruit les catégories de genre de la société capitaliste américaine par un féminisme critique, « objectivise » l’assujettissement du sujet, la réalité imposée du féminin, particulièrement « en restituant les états de conscience » (Lévy-Bruhl), en même temps qu’elle « subjectivise » la psychologie profonde de Dorothy. L’auteure procède par introspection grâce aux monologues intérieurs de l’épouse. La romancière compare même les activités répétitives de la cuisine à celles des « rats de laboratoire ». Quelque chose d’étrange, d’incongru, parasite (le mot est employé) le quotidien morne. Et ce quelque chose, c’est l’intrusion de la science-fiction, à la manière de la (fausse) annonce d’Orson Welles, à propos de La Guerre des mondes, le 30 octobre 1938, sur la station radio CBS, la veille d’Halloween. L’on pense également aux nombreux thèmes fantastiques – invasions d’extraterrestres, d’insectes géants, d’objets non identifiés, souvent dévastateurs et féroces.
L’apparition d’un monstre, échappé d’un laboratoire, déclenche d’autres occupations itératives, et une certaine animalité envahit le champ intime de Dorothy. Cette femme malheureuse et délaissée va se réfugier dans une histoire irréelle près d’une créature fantasmatique, une grenouille géante ! Cette dérivation (aussi bien génétique que la dérive à proprement dit du nouveau couple), prend des allures de road movie, où l’on navigue entre onirisme et horreur. Ce dédoublement de la présence mi-humaine mi-animale bouleverse Dorothy. L’étrange et l’étrangeté déréalisent la destinée normée, abolissent les frontières du réel. L’on pense aux mutations génétiques chez Lovecraft, au Mythe de Cthulhu, des hommes-poissons à l’odeur pestilentielle redevenus amphibies, à l’origine de la vie sur terre. Une fenêtre ouverte sur le subconscient de l’héroïne en révèle les manques affectifs et sexuels – un cauchemar pire que la présence de ce fugitif aux abois considéré comme une menace pour l’humanité. Au temps saccadé des devoirs domestiques succède le temps harmonieux et plein de l’amour. Rachel Ingalls assoit son récit à l’intérieur d’une classe sociale plutôt huppée, résidant dans des quartiers chics, où ont lieu des ventes de robes festonnées, qui éblouissent Dorothy, dont elle s’imagine vêtue, « une blanche pareille à une pièce montée, l’autre noire » avec « Larry (…) grand, beau et vert foncé ».
Ainsi, la créature appelée Larry (couronné de lauriers) fait office de révélateur, égaré dans un monde d’images insensées pour lui, l’homme-batracien, colosse et nageur infatigable. Le titre du roman l’annonce : Caliban, l’esclave de Prospero, fils de la sorcière Sycorax, dans La Tempête de Shakespeare, et pour Aimé Césaire, l’indigène colonisé, sans doute une variante pour Rachel Ingalls, ici une femme au foyer opprimée. Comme Méduse, Larry a les yeux dilatés, « énormes et foncés », « globuleux ». Sa nature ambiguë, à la lisière des batraciens et des bipèdes, doit être cachée – néanmoins il voit sans cesse, sans être vu. Et son regard est un « objet pulsionnel invoquant un objet a : un objet cause du désir » (Éléonore Pardo). Le regard de Larry englobe son point de vue et celui de Dorothy, provoquant le désir. La pulsion scopique de Dorothy lui permet de franchir une limite ; de l’insatisfaction elle passe à une jouissance désinhibée zoophile. Et la pulsion scopique joue alors son rôle, elle « produit un processus de désidentification » – une schize chez Dorothy – « qui anéantit le sujet : c’est cela l’effet Méduse » (É. Pardo).
La grenouille est un personnage important et fait partie du répertoire des contes et des sagas enfantines. Cet amphibien s’inscrit tantôt sous un aspect bénéfique, l’incarnation d’un prince ou d’une princesse prisonniers d’un enchantement, ou maléfique, éructée par la bouche d’une sorcière (plutôt un crapaud). Dans Mrs Caliban, la confrontation avec le dissemblable entraîne une série de conversations sur ce qui est compatible ou pas. Cette fable contemporaine brouille les stéréotypes, pour mieux en dénoncer l’impact et la manipulation. Ainsi, les faits se relient entre eux de manière inéluctable, tels des chaînes, des cadenas lesquels, une fois brisés, laisseront échapper la fantasy.
Yasmina Mahdi
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