Moze, Zahia Rahmani
Moze, avril 2016, 190 pages, 9 €
Ecrivain(s): Zahia Rahmani Edition: Sabine Wespieser
Moze est le père de la narratrice. Moze est un harki.
La narratrice porte une marque, péjorative, qu’elle ressent comme lourdement infâmante : elle est « fille de harki ».
« Fille de harki »… Telle est son identité.
Moze s’est suicidé un 11 novembre, après être allé salué le monument aux morts du village de France où il s’est réfugié, où il s’est isolé avec sa famille.
L’ouvrage prend la forme, le plus souvent, d’un monologue intérieur intense, entrecoupé de dialogues, d’entretiens avec le père défunt, avec la mère, avec les membres d’une Commission nationale de réparation incapables de comprendre, et a fortiori de mesurer l’injustice historique subie par les harkis. Les éléments narratifs, l’histoire terrible de Moze, de ses frères, de sa famille, apparaît dans ces monologues et dialogues en pointillés, en fragments, en pièces d’un puzzle que le lecteur reconstitue au fil des pages.
Le livre de Zahia Rahmani est un réquisitoire théâtral, violent, déchirant, atteignant parfois, par la souffrance criée, les limites du supportable pour le lecteur chez qui, par le caractère irrésistible de l’empathie suscitée, doit naître de manière récurrente, en cours de lecture, l’envie de vomir, le besoin de manifester son propre écœurement, la tentation de joindre ses hurlements de révolte à ceux de la fille de Moze.
Le réquisitoire accumule les reproches, les insultes à peine retenues, les faits bruts, vécus, que la narratrice jette à la face de la France coloniale, à cette république sans scrupule qui a enrôlé dans son armée de « pacification » des dizaines de milliers de supplétifs indigènes qu’elle a chargés de combattre contre leurs frères dans les missions les plus ignobles de « nettoyage » et, dénonce amèrement Zahia Rahmani, qu’elle a abandonnés à la vengeance populaire après les accords d’Evian et le rapatriement précipité des pieds-noirs.
Pris dans cet engrenage, le sergent supplétif Moze, présumé coupable d’avoir tué, par ordre, plusieurs de ses compatriotes, humilié, dépossédé, torturé, emprisonné pendant cinq années en attente de jugement par les autorités de l’Algérie indépendante, réussit à s’enfuir, échappant ainsi aux exécutions ayant décimé une partie de sa famille et aux massacres dont ont été victimes des dizaines de milliers de harkis, et à gagner la France où l’accueil est loin d’être marqué du sceau de la reconnaissance qui lui est due.
Le livre apprend au lecteur, ou lui rappelle de terribles réalités, par exemple le télégramme 125/IGAA du 16 mai 1962 de Louis Joxe, classé alors « ultra secret », qui interdit strictement « toute tentative individuelle tendant à installation métropole Français musulmans » (sic).
C’est paradoxalement cette identité française qui provoquera les malheurs en série que connaîtront Moze et sa famille. Nationalité donnée puis reprise, qu’il va falloir reconquérir, après la fuite et l’exil en France, au prix de longues procédures judiciaires.
« Le pire, c’est qu’il était en possession devant ses juges de sa carte d’identité française avec bande tricolore. […] Eh bien ni la fuite, ni la Croix-Rouge, ni les cicatrices, ni les stigmates de la torture, la maigreur […] ne suffisaient pour cette nationalité… »
La narratrice raconte la honte, le remords, la certitude lancinante qui taraude Moze d’être responsable de la mort de plusieurs membres de sa famille, d’avoir trahi les siens pour servir un pays qui, pendant des années, nie son existence, son identité, les services rendus, les faits d’armes.
Elle dit le dégoût de soi, l’obsession de la faute, que Moze communique à sa femme, à ses enfants. Elle décrit l’enfer de sa coexistence avec un père qui s’enfonce dans la folie.
« Il nous apprenait à vivre avec son mal. A devenir son mal. Il voulait de nous des semblables ».
« Son mal lui faisait horreur […]. La nuit, il hurlait, il pleurait dans son lit. Il disait des noms ».
« Une nuit, il nous a réveillés pour nous tuer ».
Le verbe est poignant, de la première à la dernière page. La parole est toute de véhémence. La fonction expressive du discours est d’une puissance inouïe.
Résultat : la révolte est communicative.
Le lecteur adhère, s’associe, partage, épouse.
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Patryck Froissart
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