Moustiques, William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Moustiques (Mosquitoes, 1927). Traduit de l’américain par Jean Dubramet. 328 p. 8,80 €
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Points
Ecrire, ne serait-ce que quelques lignes, sur un roman de William Faulkner semble toujours être d’une audace présomptueuse. Tant a été dit, écrit, analysé, disséqué sur l’œuvre du maître du Mississippi qu’il peut paraître inutile de dire encore quelque chose. Plus d’audace encore que de dire dans ce propos que le roman considéré est, probablement, le moins grand de son auteur. Mais le « moins grand » Faulkner ne serait-il pas aussi un grand roman ?
Un bateau de loisirs, la Nausicaa, en croisière sur un lac (probablement le Pontchartrain, jamais nommé dans le roman), appartenant à une grande bourgeoise créole, Mrs Maurier, emmène pour une croisière de quelques jours une bande de personnages « Bourgeois Bohêmes » – déjà – artistes, mécènes, jolies filles, bourgeois sudistes de la Jet-Society orléanaise. Croisière qui s’avèrera mouvementée mais surtout un moment d’échanges vides entre personnages qui ne le sont pas moins. Amour, argent, succès, déceptions – l’occasion est rêvée pour ces gens de trimbaler leur égocentrisme, de se l’envoyer à la figure à longueur de temps, dans une joute permanente lors de laquelle les « passions tristes » spinoziennes vont tenir la barre.
On peut naturellement penser à un livre vain, sur la vanité. Oui, mais c’est William Faulkner et rien n’est vain dans son œuvre. Surtout pas ce roman des débuts (1926). Si on a le droit d’être déconcertés par les pages de dialogues vides de sens, on s’aperçoit peu à peu, quand le roman commence à faire bloc, que Faulkner nous étale là, pour des yeux de lecteurs faulknériens, la gestation de ses modes d’écriture à venir, de ses thèmes itératifs, des obsessions maniaques de son œuvre future, des personnages qui vont hanter la trilogie des Snopes ou Le bruit et la fureur. La précision est d’importance : pour des lecteurs faulknériens. Les autres risquent de passer à côté de ce livre, de le prendre pour une amusette sans importance, un brouillon maladroit du grand œuvre à venir. C’est donc un des romans de Faulkner qu’il conviendrait de lire en dernier, après avoir entendu la grande voix du Sud dans toute son étendue sonore.
Moustiques donc. Faulkner se fait entomologiste. Il assiste aux vrombissements, agitations, mélis-mélos de ces drôles d’insectes qui n’ont d’autre idéal que de voler vers la lumière. Et de s’y brûler les ailes.
L’écriture de Faulkner épouse le propos jusqu’à agacer. Dialogues interminables et vides. Narration de pas grand-chose. Obsession de Faulkner de nommer l’un des personnages de la croisière – qui porte le nom de Julius – « Le Sémite » (le personnage étant Juif on devine hélas quel symptôme porte Faulkner) – bref, l’énonciation ne s’envole pas plus que l’énoncé.
« – Êtes-vous native de la Nouvelle-Orléans ?
– Oui monsieur. Esplanade.
– Pardon ?
– Esplanade. C’est où j’habite à la Nouvelle-Orléans. C’est une rue, ajouta-t-elle au bout d’un moment.
– Ah ! murmura le Major. Et ça vous plaît de vivre là ?
– Je ne sais pas ; j’y ai toujours vécu. Ce n’est pas loin.
– Pas loin, ah ?
– Non monsieur.
Jenny attendit quelques instants, puis elle murmura :
– C’est une belle nuit pour flirter.
– Pour flirter ? dit le Major ».
Et il y en a des pages entières de ce genre d’échanges, un peu hagards, hallucinés, sans intérêt apparent.
« Parler, parler, parler ; la stupidité absolue et désolante des mots. Sans fin, comme si cela devait durer éternellement, les idées devenaient de simples sons, balles qu’ils se renvoyaient jusqu’à leur complète usure ».
Et pourtant on sent, on sait de manière flagrante que quelque chose dans ce roman EST le grand Faulkner. Quelque chose qui tient à une tonalité de voix, une acuité de regard. Quelque chose qui tient aussi et surtout à une tension permanente vers le sacré qu’on devine dans l’ennui des personnages, dans leur hébétude.
Parce que Faulkner lève les yeux, parce que partant des moustiques qui s’agitent et s’ébattent, qui se brûlent et s’évaporent, tout à coup l’écrivain, le romancier lève les yeux. Sur le lac, sur les bois éternels et les bayous moussus, mais il lève surtout les yeux au ciel, à l’univers, en une prière millénaire et désespérée. Tout William Faulkner est imprégné d’une profonde et indéracinable culture biblique. Tout être faulknérien est écrasé au sol et aspiré au ciel. Ces moustiques dérisoires restent des êtres de Dieu, le regard de Faulkner jamais n’a de mépris pour ses personnages, comme c’est le cas dans les romans modernes de Bret Easton Ellis ou Michel Houellebecq. C’est la compassion qui l’habite.
Et puis, surgissent dans la valse des vanités des propos admirables sur l’art, sur la littérature. Faulkner sait déjà son destin. Et règle déjà ses comptes avec les écrivaillons.
« Car on ne meurt pas d’amour. C’est même pour cela que la conjonction de l’amour et de la mort offre, en littérature, un attrait éternel ; on ne les voit nulle part ailleurs aussi intimement associés. Mais à notre époque de vulgarisation littéraire… heureux celui qui s’imagine avoir le cœur brisé : il peut aussitôt écrire un livre qui le vengera de celui ou de celle qui lui a endommagé cet organe… non, on ne se suicide pas pour un chagrin d’amour : on écrit un roman ».
Moustiques serait un petit Faulkner ? Tellement petit d’ailleurs qu’il n’a même pas eu les honneurs de la publication avec les œuvres complètes dans la Pléiade ? La réponse est : il n’y a pas de petit Faulkner. Il y a juste les pas qui mènent à l’œuvre d’un géant.
Léon-Marc Levy
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