Mots, Philippe Jaffeux (par Didier Ayres)
Mots, Philippe Jaffeux, éd. Lanskine, mai 2019, 176 pages, 20 €
Littérature de l’apparition
Pour donner mon sentiment personnel au sujet de la lecture du dernier livre de Philippe Jaffeux, je prendrai appui sur une métaphore. Celle qui image la force nécessaire pour grimper sur une paroi avec juste quelques points saillants permettant l’escalade, auxquels il faut faire confiance et lire l’ouvrage comme on le ferait d’une description d’un édifice, comme un historien de l’art s’appropriant une architecture. Disons pratiquer une espèce de varappe intellectuelle très stimulante et énergique, pour suivre l’auteur dans cette littérature des possibles, de l’offre, écrit dans un style, disons, ascensionnel, qui joue sur le pouvoir de l’emportement dans une ivresse comparable, si je file la métaphore, à celle des sommets. Pour ce faire, j’ai pris beaucoup de notes en bas de page de ma lecture. Oui, une littérature de l’expérience intérieure, en sa profusion d’indications complexes, où l’on voit l’auteur chercher son souffle et parvenir à emporter le liseur dans sa propre psyché, cherchant lui-même à son tour la voie vers l’intellection du propos. Pour me résumer, je dirais, comme le laisse supposer le titre de cette chronique, que c’est bel et bien une littérature qui laisse apparaître, qui détoure les questions et interroge tout en laissant distinguer où le poète se situe et situe ainsi son auditoire.
Car en dépit de l’aspect impressionnant de ce livre, sorte de 26 Triomphes à la Pétrarque, alignés sur le nombre 26 donc, il est tout à fait symbolique de ce que P. Jaffeux entretient comme relation avec l’alphabet, et l’attention ne faiblit pas et l’on reste en éveil presque toujours. Et cela malgré l’aspect éloquent de son analyse qui gagne ainsi en profondeur, en réflexion, c’est la mesure mathématique qui gagne – tout comme le permet le Talmud lequel donne à chaque lettre de l’alphabet hébraïque un chiffre. Par ailleurs, l’auteur cite souvent les titres de ses anciens livres, et en explique sa vision contemporaine, notamment beaucoup autour, justement, de Alphabet.
Ce n’est pas sans conséquences que la principale question vise à laisser le rédacteur à la fois dans la lumière plate de l’intellection, l’ombre impérative d’un mystère où le locuteur cherche l’arcane du style, de son propre souffle, l’énigme du sens. Du reste, puisque j’évoquais la culture talmudique, j’ajouterais que le texte hébreu s’écrit sans voyelles, laisse ainsi un suspens autour de lui, la signification voulue, et engage le lecteur à une exégèse sans fin et nourrie de spiritualité. Et encore, en quoi un livre est toujours précédé d’une page blanche, capable d’ouvrir le livre sans jamais le finir, ni l’achever, juste parce que cette page blanche reste blanche faisant d’un ouvrage une chose non-close. Simplement ici, ce sont mes notes de bas de page qui me permettent de suivre le déroulement de ces 26 mots qui chacun prête à l’écrivain la possibilité de disserter, en épuisant, en quelque sorte, le signe qui lui fait nourriture, signe ici fait mot. Ainsi, ce n’est pas tout à fait un cheminement, c’est-à-dire un seul souffle qui pourrait légitimer une interprétation, mais une multitude de chemins qui ont leur propre logique, sujette au premier mot du titre de chacune des 26 parties. Nous sommes mieux dans le rhizome que dans la poursuite d’une idée maîtresse, dans les linéaments que dans la glose, dans l’effloraison et la bouture plutôt que dans l’empotage. De cette façon je crois que le livre s’arrête et ne s’arrête pas en même temps devant ce qu’impose la réalité, le réel. Car il oscille entre une force transcendante, verticale, ascensionnelle comme je disais tout à l’heure, et un soin analytique, horizontal, proche d’une signification concrète du monde, donc un livre à la fois tenu au mors et inquiet et voluptueux. Oui, une sorte d’ostinato musical en même temps qu’une volonté atonale, jouant sur des registres de tons.
Les films répondent à presque toutes les questions que je me pose au sujet de l’écriture ; le cinéma transforme mon rapport au monde et à moi-même ; il remet l’alphabet en perspective.
Ou
Au moyen d’une perception de sons combinés, je coïncide enfin avec moi-même ; je ne suis plus soumis aux aléas d’une existence triviale. La rencontre entre la musique et l’écriture sollicite, pour le mieux, un rapprochement féérique avec une dimension spirituelle.
Très prosaïquement, nous sommes en présence d’un texte expérimental qui ressemble à un genre de « mur de glace », impression visuelle du livre qui reste analytique autant qu’inspirée, corsetée et faisant appel à une poétique, ce qui laisse le lecteur dans sa position spectatorielle à la fois comme en une nouveauté et devant la très classique langue française à laquelle n’est imposée ni violence, ni brutalité.
L’activité d’écrire prend certainement racine là où la distinction entre l’esprit et le corps devient impossible. Les mots s’écrivent à partir d’un lieu où notre âme s’introduit dans notre corps et vice-versa.
Le texte ne cesse de prendre de l’élan, de s’arrêter puis de se poursuivre, de s’achever partiellement, puis de reprendre sa litanie graphique d’un texte sans paragraphes, sans autre souffle que l’en-tête des chapitres, qui pourrait peut-être convenir à la description d’un mur végétal – car voilà une mode qui consent à faire image. Donc une écriture à la fois vivante et abrupte, fermée et ouverte, un texte en quête de son rythme, d’une rythmique accrochée à une divagation, un échantillon de l’angoisse créatrice et de sa mise en demeure. Car chercher ne fait pas peur à Philippe Jaffeux. Cet édifice littéraire est, grâce à son originalité, un ouvrage d’apprentissage d’une voix intérieure et même si c’est un peu souffrir parfois que de pousser sa lecture un peu au-delà de ses limites, ce qui compte reste ce qui fait expérience, justement car c’est ce qui reste, ce qui persiste.
Didier Ayres
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