Mordre l’essentiel, Christophe Esnault (par Murielle Compère-Demarcy)
Mordre l’essentiel, Christophe Esnault, Tinbad-Poésie, mai 2018, 332 pages, 26 €
Dans la vie après tout, tout n’est-il pas question de syntaxe (désaxée, normative ou transgressée) et de style ? Avec le don, ou pas, d’une voix singulière. Nous en avons une ici, la voix singulière de Christophe Esnault. Étonnante, décalée, pour la meilleure envergure. Amplifiée par ses ratures, pour « rater encore » ; augmentée par ses vomissures ; ses raclures où morfler, renifler / expectorer (plus que respirer, « respirer, c’est déjà cautionner un système »).
« Ce que vous avez pris pour mes œuvres, écrivait Artaud, n’étaient que les déchets de moi-même, ces raclures de l’âme que l’homme normal n’accueille pas ». Nous y sommes.
Quand le lecteur recevra ce livre il y replongera, forcément, pour « rater mieux » sa vie ordinaire. Y reviendra, se retournera tous ses sens déréglés, biffera peut-être l’ambition secrète de devenir un jour « un écrivain » si ce n’était qu’écrivain « raté ordinaire » ou reverra sa posture en crevant la baudruche de ses illusions. Les autres souriront de découvrir, dans le style de Christophe Esnault, l’invisible d’évidences tues au quotidien surgir ici la tête de l’eau, une succession de situations absurdes nommée Vivre, une « altérité du ratage. Ou l’inverse ».
Ce livre – rien que « ça » – secoue comme le Psychose 4.48 de Sarah Kane : « peut-être que ça va me sauver/ peut-être que ça va me tuer ». L’alternative est exclusive. Pas d’entre-deux. Ou juste « the gap in the mirror between what it was and what it will be (about nothing at all) ».
Voyez comme ce livre est bien vivant ! Puisqu’il nous situe et nous remet à la place que tous occupions originellement : « Tout finit/ quand l’enfant pousse son premier cri ». Entre la circulation du sang (la vie) et l’extinction de voix (la mort) il n’est que de « l’essentiel » qui peine à trépasser, après tout. Et le suicide ne semble pas la solution. Quoique…
Christophe Esnault se maintient sur l’axe d’un relativisme hédoniste, alloué au principe jouissif de l’esprit organique en résistance, de contradiction. En toute cohérence. Logique du paradoxe au point crucial névralgique courant dans le flux prismatique de l’existence écrite dans la donation du sens. Autrement dit, Mordre l’essentiel. Une logique vrillée aux absurdités du quotidien, rehaussé par le souffle/soufflet de la création (« Métamorphose la réalité. (…) Formule des phrases décalées provoquant la perplexité »). Dilatation et compression, aspirer pour recracher, écrire pour donner sens à « la circulation dansl’étendue du non-sens ». Contrecarrer. Riposter en éclatant de rire dans le crachat de toutes ses dents. Ou Mordre l’essentiel à pleines dents cariées. Nulle résignation : ce serait encore servir et rendre service au système. Nul retrait dans la précarité : « la précarité ordonne la docilité éhontée ». Une lucidité vociférant le Verbe dans les raclures de soi, enfantant la seule progéniture qui vaille : le Poème, le texte / sexe « élucidifère ». En opérant « des juxtapositions salvatrices ». Au nom de l’absolue absurdité de vivre : d’écrire.
« (…) Alterne les sensations contraires. Oxyde ton cœur à trop aimer. Traverse les frontières pour mesurer l’inutilité. N’économise rien. Traduis tes cheminements à la lueur d’une lampe de poche défectueuse. Cavale vers l’ouest l’œil fixé à un soleil cancéreux. Démantibule tes croyances. Axe le continuum vers l’essentiel. Gravite autour du sens sans jamais l’effleurer. N’attente pas à tes larmes. Prolonge encore un peu l’aventure terrestre. Navigue dans la coquille de noix que tu as brisée avec ta chance. Murmure aux libellules peureuses tes dons d’amour vitriolés. N’assèche pas le fleuve où ronronne l’accalmie. Lape dans l’écuelle des incertitudes. Clarifie les attentes de ton surmoi. Embrasse un passant sur la bouche. Lie-toi à l’objet d’une détestation sans fusionner avec lui. Choisis systématiquement la plus haute mise en danger. (…) »
Lire son Artaud, lire son Esnault. La pensée comme avortement ou raclure, vomissures, colporte des évidences invisibles, raclées/régurgitées à même l’écorce pour s’auto-enfanter de son jus, gicler de sa sève.
Rien n’est comme les autres chez Esnault. « Les autres » ne s’avançant pas d’ordinaire sur la singularité du style (« planche de salut » misée à perte), ne serait-ce que dans l’ennui/le formatage ou la standardisation/conformité de leur vécu.
Singularité dans le Vivre chez Esnault, « suicide manqué » acté, où il s’agit, davantage, d’apprendre à naître (2015). Singularité dans le leurre de l’amour (qui) ne rend pas la monnaie (2015). Singularité dans l’application obsessionnelle d’une tare aux « vomissures » compulsives intarissables, celle de l’Écrire, ici d’absolue vitalité là où chez les autres elle ne s’avère que supplément de vacuité de moult prétendants aveuglés par l’« onanisme torché » de leur bave & bavardage d’égocentrés insuffisants.
Esnault la joue, lui, alter-égoïsme psycho-névro-empat(h)ique, et ça marche, debout à s’en déglinguer, amoureusement fou comme de son Isabelle à m’en disloquer. Pas d’Anthologie personnelle chez Esnault, mais bien une Mythologie personnelle – toute la différence est là –, dans le grand écart assuré sur Le manque, sur le rien, depuis le ratage d’une chute initiale et initiatique (« La volonté de mon père de tirer un coup et comment quelques neuf mois plus tard mes ennuis ont commencé », – 1ère de couverture du livre créée de toutes pièces par l’Esnault mytho’ aux éditions des Mille et une nuits, avec une couverture de FabClaro) jusqu’à l’œuvre d’art inachevée post-traumatique, forte d’une postérité pressentie et d’un rire de cruauté anth- et post-/hume. Il est vrai et c’est un fait que « l’art d’être attentif à la laideur du monde » (1ère de couverture imaginée d’Esnault, chez Séguier éditeur) n’est pas donné à tout le monde.
La riposte d’Esnault ricane au sein de « la conjuration des imbéciles ». Dans l’Ère étouffante, l’air asphyxiant, la Bêtise ambiante qui repousse aujourd’hui de son hydre, à visages découverts, sans que personne n’attente à rien, sans que personne n’attende rien (« Je n’intéresse personne.Personne n’intéresse personne. On fait semblant. Chacun parle de soi. On écoute les autres pour pouvoir parler de soi. Mais au fond on s’en fout », lit-on en exergue, extrait de La peau et les osde Georges Hyvernaud).
Riposte farcesque, ce livre de Christophe Esnault, pesant presque une demi-livre, nous fait allègrement et férocement mordre l’essentiel. Où l’essentiel touche les incandescences de l’Écrire et du Livre, et se bricole des assemblages d’instants hétéroclites et improbables dans le continuum léger de l’insoutenable survivre à inspirer/expulser chaque minute inédite effleurée, épelée jusqu’au jouir de la morsure.
Murielle Compère-Demarcy
Christophe Esnault, né à Pouancé (Maine et Loire) en 1972, réside à Chartres. Il a fondé avec Lionel Fondeville le projet littéraire musical et cinématographique Le Manque. Plus de 20 clips visibles sur YouTube : Nietzsche m’a tout piqué ; Cynthia Bukowski ; Jouir dans la mélancolie ; Mourir à Chartres… Brice Vincent a réalisé un film documentaire sur lui, également visible sur le net, intitulé Portrait impudique d’un drogué amoureux.
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