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Morat (1476) L'indépendance des cantons suisses, Pierre Streit

Ecrit par Vincent Robin 07.09.13 dans La Une Livres, Les Livres, Livres décortiqués, Histoire

Morat (1476), L’indépendance des cantons suisses, Editions Economica, 2013, 104 pages, 23 €

Ecrivain(s): Pierre Streit

Morat (1476) L'indépendance des cantons suisses, Pierre Streit

 

Saint-Claude (Franche-Comté et territoire de Bourgogne), le 25 juin 1476 : « … les ennemis étaient déjà dans le camp, où ils massacraient tout ; presque toute l’infanterie est détruite, de même que les archers ; il ne pouvait en être autrement. J’en ai vu plusieurs qui se jetaient à terre, enlevaient leur casque et attendaient la mort les bras étendus. On peut compter qu’environ dix mille fantassins, fournisseurs de l’armée (et hommes du train) sont restés sur le carreau, ainsi que beaucoup de cavaliers… » (p.86).

Dressant le compte des pertes subies en Suisse par le duc de Bourgogne trois jours auparavant, ces quelques lignes sont celles que l’Italien Jean-Pierre Panigarola adressait à son maître, le duc de Milan. Détaché auprès de la cour de Dijon, cet ambassadeur avait alors suivi son hôte, Charles le Téméraire, sur le terrain de ce qui devint pour ce souverain éminent de l’ouest européen, sinon le plus grave, sans doute le plus conséquent échec militaire de sa carrière. Sûrement alors, un tel sévère et décisif revers stratégique (le second en une courte période) essuyé par le cousin honni de Louis XI (« l’invincible araigne »), annonçait au diplomate lombard le début de la fin et même la perdition prochaine de son accueillant protecteur.

De ce temps, le mauvais sort (ou le mauvais calcul) sapait en effet par coup d’arrêt les visées hégémoniques et l’orgueil « césarien » du richissime héritier de Philippe le Bon. Il s’était illustré peu auparavant, contre les mêmes adversaires et pratiquement sur le même secteur (canton de Vaud), dans la bataille-débâcle de Grandson. Théâtre d’un second épisode conflictuel avec les Confédérés mais aux conséquences bientôt désastreuses pour le Valois, la petite cité assiégée de Morat. Avec un souci de clarté méthodique et une vision contextuelle affûtée, l’historien Pierre Streit revient sur cette additive et compromettante déroute du Téméraire en territoire helvétique. Le sujet recouvre la deuxième édition de son livre tout dernièrement publié sous l’intitulé simple deMorat (1476). Non point telle une chronique limitée aux péripéties d’un épisode guerrier, l’ouvrage se lit davantage comme l’explication d’une avancée de la composite Helvétie d’antan vers le fédéralisme et l’unification indépendante. La région tirait en effet de l’occasion son unité territoriale nouvelle, marquée du label entrant de « Suisse ». Autour des événements survenus à Morat dans le dernier quart du XVesiècle et dans le sens de cette résolution s’agrègent les approches et les repères de l’historien suisse, nanti d’une documentation originale et éclairante, proposant un style narratif fluide et clair.

Ce 22 juin 1476, sur le « Plateau », entre Berne et Fribourg, à Morat, formés en « carrés » avantageusement mobiles (formation offensive constituée de dix hommes par côté), hallebardiers et piquiers suisses vont mettre en pièce leur agresseur dénombré à plus de dix mille combattants. Ce dernier, le vaincu dans l’épreuve, sera le camp bourguignon. Ce grand corps armé avait déplacé piétons et chevaliers partis des abords de la ville de Lausanne. Il s’était bientôt porté au siège de la cité fortifiée de Morat sous les directives de son chef, Charles le Hardi. Selon Streit, ce fort contingent militaire remplissait déjà de ce temps les caractéristiques d’une armée moderne, c’est-à-dire dotée d’une artillerie destructrice et performante (nouveauté de l’époque). Elle était également constituée de véritables professionnels de guerre, mais intégrant aussi de nombreux mercenaires (italiens ou savoyards) en même temps qu’un fort lot d’archers anglais réputés pour leur efficacité collective et meurtrière. Qu’allait faire le duc de Bourgogne en cette contrée ? Comment alors une telle représentation de forces combattantes connut-elle si radicalement la déculottée dans ces circonstances ? L’auteur réunit face à ces questions intrigantes une succession de convaincantes raisons :

1) « … l’archiduc Sigismond d’Autriche se décide en 1469 à donner en gage à la Bourgogne les terres qu’il possède dans le Haut-Rhin et le Sundgau, mais, comme Charles le Téméraire refuse de les lui rendre, Sigismond finit par se rallier aux adversaires de la Bourgogne » (p.39-40).

2) « Au XVe siècle, l’infanterie est redevenue la “reine des batailles” » (p.20).

C’est grâce à une analyse approfondie de l’évolution constatée dans l’art de la guerre en Occident que se voit suggérée tout d’abord la clé d’un succès des fantassins suisses à Morat. Que ce soit à Courtrai (1302), où les milices flamandes avaient auparavant écrasé la chevalerie française, ou à Bannockburn (1314), lorsque la cavalerie anglaise eût essuyé le même échec face aux hommes de pied écossais, le XIVe siècle semblât déjà avoir amorcé ce type de transformation dans la science du combat terrestre. « Désarçonnés et engoncés dans leurs lourdes armures, les chevaliers sont des proies faciles pour les fantassins » (p.19). Azincourt n’en révèle d’ailleurs pas davantage sur le sujet. En second lieu, l’analyste rapporte les erreurs de tactique militaire du Téméraire. L’ordre notamment donné à ses archers anglais d’abandonner le « long bow » (arc long) au profit de l’arbalète à utilisation moins rapide en sera un exemple. Le mauvais renseignement du duc de Bourgogne relatif au déplacement offensif de ses adversaires en constituera un autre également, mais à portée décisive. Enfin, comment ne pas voir combien la disparité et même l’hétérogénéité de toutes les factions étrangères regroupées dans ses troupes restât une entrave à l’entrain que souhaitait d’eux leur prestigieux rassembleur…

Autrement que sous la considération stricte de l’affrontement de terrain, l’analyse de l’historien suisse comporte l’intérêt d’un regard politique élargi, expliquant aussi la défaveur rencontrée par le Bourguignon à Morat. Les tensions diplomatiques et les alliances nouvelles entre états environnants semblent en effet jouer un rôle prépondérant. La notoire mollesse du soutien de l’allié Savoyard apporté au duc de Bourgogne ne fut-elle pas également comme un signe d’allégeance imparfaite ? Vassal de la duchesse de Savoie, Yolande, sœur de Louis XI mais alliée du Téméraire, pourquoi le comte de Romont se montra-t-il aussi peu énergique à engager ses forces dans la bataille ? Quant au roi de France : qui ne le soupçonnerait pas d’avoir soudoyé les opposants de son ennemi juré et détesté, ce cousin Charles longtemps acoquiné avec l’Anglais ?

« Charles le Téméraire perdit à Grandson le bien (sa fortune matérielle), à Morat le courage (à la suite de la destruction de son armée), à Nancy la vie (il fut tué au combat) ». Ainsi, à l’aide de cette mécanique mémorielle, certes lapidaire mais pénétrante, résuma-t-on semble-t-il longtemps, et par instruction scolaire dédiée à nos petits voisins confédérés, ces épisodes couronnant la tête de leurs magnifiques et lointains ascendants des lauriers du mérite et de la gloire. De nos jours et par fierté patriotique, Morat semble d’ailleurs conserver et célébrer aujourd’hui jalousement le souvenir de ces faits historiques sous diverses formes évocatrices (manifestations, peintures, dessins, musée). Que ce soit encore à Berne ou à Fribourg, villes de la proximité, des témoignages d’art ou des figurations célèbrent en outre les honneurs de la Confédération des cantons lors des guerres dites « de Bourgogne ». Du statuaire rappelant les mérites des protagonistes victorieux (Bubenberg à Berne), en passant par les tableaux illustrateurs de Schilling tirés de différentes chroniques jusqu’aux pièces d’artilleries exposées en muséologie, aucune forme d’une louange commémorative ne paraît de la sorte oubliée d’une cité à une autre de la région. Au cœur de son livre et sur plusieurs pages, Streit insère judicieusement certaines de ces représentations exaltant l’amour et la passion du territoire, au même degré qu’un hymne national.

Lorsque la revendication ou la préservation d’intérêts économiques ou politiques saisissent les populations civiles d’une même région, il n’est pas rare alors qu’elles se solidarisent en front réactif et en bras armé, résolues sous une même bannière face à un péril extérieur conjointement menaçant. Probablement cette manière d’association conjoncturelle coïncide-t-elle avec une bonne partie de l’Histoire émergeante de la Suisse, notamment sous l’égide des pactes urbains et cantonaux qui, à cette époque et pour des raisons géopolitiques, s’étaient constitués solidairement. Sous cette forme alors, les épicentres urbains conservaient une part non négligeable de leur autonomie, mais en entretenant conjointement une intelligence profitable avec leur voisinage. Ce sera le cas de la ville de Fribourg notamment, s’en remettant par souci raisonnable à une certaine tutelle de Berne sur elle. Pierre Streit énumère dans son livre les liens citadins nombreux et alternatifs qui, pour des raisons d’opportunités successives, alliaient indépendamment ou dans un même faisceau les villes ou cantons de Constance, Lucerne, Zurich, Bâle, Fribourg, Soleure et quantité d’autres encore. Parmi ceux-là évidemment, un intérêt concernera ici plus particulièrement Berne, ville étroitement rattachée au sujet de la bataille de Morat grâce à son rôle fédérateur. De six Etats souverains constitués au départ par ces regroupements, on en venait rapidement à huit. Ainsi fluctueraient ces collusions, tendues par des équilibres régionaux aux origines aussi variées que dépendantes des contextes immédiatement environnants. Sans tarder alors, les symboles d’une appartenance étatique commune naîtraient sous le drapeau rouge à croix blanche. Le lieu et le souvenir de la bataille de Morat (Murten, en langue germanique) semblent aujourd’hui symboliser ce pas historique bientôt collectivement franchi par nos voisins helvétiques en direction de la « Confédération » cantonale, et surtout vers le rejet partagé entre ces subdivisions d’une mainmise politique extérieure. Sortes de consortium ruraux, les « Waldstaten » constituaient déjà des communautés libres (p.14), dont à nos yeux le canton de « Schwytz » semble avoir retenu, par délégation sémantique, la paternité générique du mot « Sviceri », de désignation courante à l’instant de la multiplication de ces accords interurbains.

Loin des poncifs selon lesquels nos habitudes françaises – souvent hautaines et dérisoires – moquent son particularisme traditionnel, la besogneuse et méticuleuse population suisse nous montre plutôt en ce traité son unité historique complexe et intelligente, fabriquée de diversités culturelles (3 langues différentes) ou économiques, qui sont probablement sa force initiale et le moteur de son autonomie originale. Accordons à cet enclavement singulier d’Europe un crédit admiratif pour son histoire plutôt que d’en convoiter un, concédé sans garantie de transparence historique par quelque consortium bancaire de son ressort courant…

 

Vincent Robin

 


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A propos de l'écrivain

Pierre Streit

 

Pierre Streit est historien et directeur scientifique du Centre d’Histoire et de Prospective Militaires (Lausanne-Pully).

Bibliographie :

Histoire militaire suisse, Gollion, Infolio, coll. illico, 2006

Face à la guerre : l’armée et le peuple suisses, 1914-18/1939-45, avec Jean-Jacques Langendorf, Gollion, Infolio, 2007

La bataille de Morat, 1476 – l’indépendance des cantons suisses, Paris, Economica, 2009

Le Général Guisan et l’esprit de résistance, avec Jean-Jacques Langendorf, Bière, Cabedita, 2010

 

A propos du rédacteur

Vincent Robin

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : histoire, politique et société

Genres : études, essais, biographies…

Maisons d’édition les plus fréquentes : Payot, Gallimard, Perrin, Fayard, De Fallois, Albin Michel, Puf, Tallandier, Laffont

 

Simple quidam, féru de lecture et de la chose écrite en général.

Ainsi né à l’occasion du retour d’un certain Charles sous les ors de la République, puis, au fil de l’épais, atteint par le virus passionnel de l’Histoire (aussi du Canard Enchaîné).

Quinquagénaire aux heures où tout est calme et sûrement moins âgé quand tout s’agite : ce qui devient aussi plus rare !

Musicien à temps perdu, mais également CPE dans un lycée provincial pour celui que l’on croirait gagné.

L’essentiel paraît annoncé. Pour le reste : entrevoir un rendez-vous…