Monstrueuse féérie, Laurent Pépin (par Parme Ceriset)
Monstrueuse féérie, Laurent Pépin, Éditions Fables Fertiles, novembre 2022, 120 pages, 16,20 €
« Monstrueuse féérie », voilà un titre qui ne peut laisser indifférent, tant l’oxymore dont il est porteur est déjà une excellente description de la vie humaine dans tous les contrastes qui la caractérisent. Ainsi, les « questions sans réponse » d’un petit garçon peuvent-elles ouvrir dans son esprit des « fenêtres » qui, bien plus tard, lorsqu’il sera devenu adulte, laisseront entrer des « monstres ». Comment ne pas être hanté en effet par le souvenir d’un père qui n’était présent « qu’à regret », dont le seul passe-temps était « de vider les animaux pour les empailler », d’une mère qui « par son absence » devenait « omniprésente », restant constamment alitée, occupée à la « prolifération, la duplication à l’infini des créatures remplissant son ventre, jaillissant de son corps à tout moment »…
Comment créer du sens dans un environnement mortifère où la vie est enfermée dans un « bocal d’éther », où les parents veulent tuer les enfants « pour qu’ils ne puissent pas témoigner de leur naufrage » ?
Le narrateur, qui exerce le métier de psychologue, transforme par le langage la réalité afin de la rendre plus humaine, plus supportable. Il rend à la prétendue folie des malades leur « dignité de puissance créatrice ». Les patients deviennent des « Monuments », les « décompensations psychotiques » des « décompensations poétiques », une patiente devient « une Elfe » qui lui apparaît régulièrement sous forme d’hologramme et dont il tombe amoureux.
Le style décalé, insolite du récit ouvre les portes d’un univers aussi envoûtant que celui de Boris Vian dont un poème, Je voudrais pas crever, est d’ailleurs évoqué dans l’ouvrage. Certaines descriptions organiques, presque hallucinatoires, rappellent le rapport au corps et au monde d’Antonin Artaud, la prose de Lautréamont dans Les Chants de Maldoror : les « nombreux bébés monstres jaillissant de la mère, tous plus ou moins difformes, grouillant dans le lit », les cafards escaladant le père, entrant et sortant de son corps pendant son sommeil…
Les questionnements philosophiques sous-jacents rejoignent parfois, par des chemins pourtant différents, ceux soulevés dans La Métamorphose de Kafka.
Ce volet effrayant de la « décompensation poétique » du narrateur après un événement traumatique est contrebalancé par un autre volet, beaucoup plus agréable, féerique même, comme si l’imaginaire, vecteur de résilience, mettait tout en œuvre pour métaboliser le passé et permettre à l’individu de survivre sur le plan psychique, en donnant sens à ce qui n’en a pas à première vue, à ce qui n’est au départ qu’absurdité. Ils sont salutaires, ces instants où l’Elfe fabrique du vin doré à partir d’un mélange d’eau de vie et de miel. Tout un symbole ces « bulles de sucre pétillants » qui viennent édulcorer des souvenirs amers afin de les rendre digestes.
Au-delà de l’aspect strictement littéraire, ce livre de Laurent Pépin fait réfléchir à la façon dont sont traités les patients en psychiatrie, parfois avec un certain manque d’humanité, alors que, selon le narrateur, « Les Monuments, la plupart des gens ne savent pas que ce sont des poètes ». Il entame aussi une réflexion sur la notion de normalité, affirmant qu’il a toujours eu du mal à établir des liens avec les gens qu’il appelle non pas normaux mais « normés ». « Les bizarres, c’est plus noble », ajoute-t-il. « Eux, ce sont des modèles uniques, nés en kit, sans mode d’emploi, et qui ont dû s’assembler seuls. Alors bien sûr, ça donne des constructions très personnelles. Les idées ne sont pas au bon endroit, ou bien elles sont morcelées, ou trop vastes, sans limite. Et parfois, il manque des pièces. C’est le problème des trucs en kit ».
Il y a enfin, en toile de fond, à travers l’idylle entre le narrateur et son Elfe, une interrogation sur l’Amour et la complexité du lien entre deux êtres, sur le juste milieu difficile à trouver entre passion et dépendance affective, la difficulté de maintenir la flamme dans la durée en continuant à fasciner l’Autre. On ne peut qu’être infiniment ému en découvrant les anecdotes que le narrateur, comme dans les contes des Mille et Une Nuits, offre chaque jour à son aimée pour la garder auprès de lui, elle, ce lien ténu avec la vie qui l’empêche de devenir un « être-monde coupé du reste de l’univers ».
Monstrueuse féérie est un conte moderne bouleversant mêlant l’horrible et le merveilleux, à l’image de la vie, une fresque de la psyché esquissée dans un très beau style d’écriture.
Parme Ceriset
Laurent Pépin, Psychologue clinicien, diplômé de l’Université de Rennes, est l’auteur de L’Angélus des Ogres, et de Monstrueuse féérie publié le 25 novembre 2022 aux éditions Fables Fertiles avec une préface de Laurence Biava.
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