Monsieur Han, Hwang Sok-Yong
Monsieur Han, octobre 2016, trad. coréen Choi Mikyung, Jean-Noël Juttet, 133 pages, 8,95 €
Ecrivain(s): Hwang Sok-Yong Edition: ZulmaRoman du déchirement d’un pays, la Corée, et de la déchirure pour la plupart des Coréens, exprimés par le cours de l’histoire chaotique d’un homme que le tsunami de l’Histoire du monde emporte dans ses lames dévastatrices.
Le roman commence par le portrait d’un vieil homme solitaire, Monsieur Han, pauvre et peu communicatif, employé comme croque-mort subalterne dans une petite entreprise de pompes funèbres, locataire d’une chambre misérable dans un immeuble délabré d’un quartier défavorisé d’une ville de Corée du Sud au début des années soixante-dix, soit près de vingt ans après la signature de l’armistice de Panmunjeom en 1953.
Atmosphère sombre de roman réaliste (on pense irrésistiblement à la maison Vauquer et au Père Goriot), voisins d’immeuble tantôt méprisants, tantôt hostiles, tantôt charitables, tous à l’affût de la vacance prévisible et souhaitée de la chambre sordide occupée par Monsieur Han et ardemment convoitée par les résidents obligés, en conséquence de la crise du logement qui a suivi la signature de l’armistice entre les deux Corées et l’afflux de réfugiés du Nord vers le Sud, de vivre entassés les uns sur les autres dans une promiscuité difficile à supporter.
L’auteur fait monter le suspense durant ce long prologue qui s’achève avec la mort de Han. Qui est-il ? D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait pour en être réduit à vivre ainsi dans un quasi anonymat et dans un état de pauvreté absolue alors que certains indices permettent à ses voisins de voir en lui un homme instruit ayant eu par le passé une vie plus confortable ? Est-ce un espion communiste infiltré de la Corée du Nord ? Le mystère est entretenu.
Après avoir amené le lecteur à se poser toutes ces questions, l’auteur opère un retour dans le passé, au moment qu’éclate la Guerre de Corée, alors que Monsieur Han est médecin gynécologue et professeur à l’université de Pyongyang. C’est alors que se révèle de façon magistrale le talent particulier de Hwang Sok-Yong. Dans un mode narratif qui mêle de manière remarquable une cascade feuilletonnesque d’événements factuels à rebondissements incessants et spectaculaires, et une relation quasiment froide d’historien observateur neutre, sans qu’effleure à aucun moment la fonction commentative du narrateur, l’auteur met en scène un Monsieur Han qui subit les aléas tragiques de guerres fratricides télécommandées par les USA, la Chine et l’URSS entre autres pour des raisons géopolitiques d’extension ou de préservation de zones d’influence.
Monsieur Han a deux grands défauts : il est vertueux, et il n’est pas politiquement engagé. Or la probité, dans ces périodes de turbulences insensées et de prévarications frénétiques, est suspecte. Or la neutralité politique, dans ces zones où chacun est susceptible d’être un ennemi ou un espion, expose à être considéré comme traître alternativement ou simultanément par les deux camps.
Quelle est l’importance de l’individu dans ces tourbillons guerriers, dans ces vagues de démence sanguinaire où chacun est considéré comme l’ennemi à liquider ?
Familles séparées, déportations, tentatives illusoires de reconstruction d’une vie « normale », dénonciations, corruption, spoliations, arrestations arbitraires, interrogatoires kafkaïens, torture, éviction, mises au ban, conditionnement, déconditionnement, reconditionnement : en retraçant sans excessive expressivité, sans sentimentalisme romanesque, sans apitoiement explicite, le cours tragique du destin personnel de Monsieur Han, l’auteur illustre les destinées des millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont connu en Corée et ailleurs, et qui connaissent aujourd’hui ici et là ces situations incohérentes, dénuées de sens, caractérisées par le retour de l’homme à une bestialité inouïe…
En cela, la « leçon » du roman de Hwang Sok-Yong, fondée grandement sur le vécu de l’auteur, est transposable des deux Corées à l’Irak, à la Syrie, au Yémen, à la Libye et, d’une façon générale, à toute situation dans laquelle la valeur d’une vie humaine devient totalement nulle et où seuls peuvent survivre ceux qui acceptent de se comporter aussi inhumainement que leurs voisins.
S’en dégage la certitude de l’absurde, criée par Monsieur Han au moment d’une de ses arrestations :
« Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que j’ai fait pour être traité comme ça ? »
Une phrase de Camus dans Le mythe de Sisyphe pourrait traduire ce que peut ressentir le lecteur de ce roman : « Ce malaise devant l’inhumanité de l’homme même, cette incalculable chute devant l’image de ce que nous sommes, cette nausée comme l’appelle un auteur de nos jours, c’est aussi l’absurde ».
Patryck Froissart
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