Monsieur de Bougrelon, Jean Lorrain (par Patrick Abraham)
Monsieur de Bougrelon, Jean Lorrain, éditions Le Chat Rouge, 2014, 222 pages, 20 €
Selon Dominique Fernandez (Dictionnaire amoureux de Stendhal, Plon, 2013), le nouveau Stendhal Club ne compte à ce jour et ne comptera jamais que douze membres. Si par caprice je fondais un Lorrain Club, combien d’adhérents pourrais-je espérer ? Cinq ou six, tout au plus ? Lorrain, pourtant, n’est pas si oublié qu’on pourrait le supposer : une monumentale biographie par Thibaut d’Anthonay, somme d’érudition prodigieuse (J.L., Miroir de la Belle Époque, Fayard, 2003, 986 pages), et de constantes rééditions en témoignent : telle celle de Monsieur de Bougrelon par Le Chat Rouge en 2014 (parution initiale en 1897 comme pour Les Nourritures terrestres de Gide : coïncidence anodine ?).
S’agit-il de son meilleur roman ?
Comme pour les flaubertiens avec Madame Bovary et L’Éducation sentimentale et les beylistes, justement, avec Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme, les avis divergent parmi ses adeptes, certains préférant Monsieur de Phocas (1901), plus varié, plus audacieux avec la sombre figure de Claudius Ethal, mieux synthétique et représentatif surtout, grâce aux obsessions du duc de Fréneuse et aux confidences de son Journal, de la personnalité humaine et littéraire complexe du plus attachant des écrivains finiséculaires. Mais Monsieur de Bougrelon n’en reste pas moins, par sa tension, sa densité et son unité narratives, une réussite.
L’intrigue, circonscrite et resserrée, dont je ne dévoilerai pas la chute (ou plutôt les chutes puisqu’un décevant épilogue sera ajouté), se situe à Amsterdam à une date indéterminée, une Amsterdam glaciale et pluvieuse, puritaine et dévergondée à la fois. Le narrateur anonyme et son compagnon de séjour (ami ? double ? amant ?) y rencontrent un singulier compatriote dont les apparitions et disparitions inopinées vont leur permettre de découvrir, de promenade en promenade, de lieu louche en musée, un visage insoupçonné de la ville – ses dessous en quelque sorte.
Singulier compatriote en effet que ce Normand réfugié aux Pays-Bas depuis plusieurs décennies suite à un duel. Et singulier talent de la part de l’auteur de parvenir à ancrer en nous sa présence par-delà même le dénouement. « Vieux fantoche », « Polichinelle », « effarante silhouette », « irréel gentilhomme » comme il est avec courtoisie nommé. Dandy décati à l’accoutrement improbable derrière lequel, dit-on, l’ombre de Barbey d’Aurevilly, que Lorrain a beaucoup fréquenté, se dessine, gourmand (au fil des chapitres, les précisions culinaires jouent un rôle important), au verbe haut, à la grandiloquence magnifique – en particulier lorsqu’il évoque « M. de Mortimer », exilé comme lui, modèle, double fantasmé ou amant, chacun en décidera : le « galantin » se compare à Patrocle face à Achille et rappelle la « taille mince, souple et cambrée, cette taille de guêpe ou de fille de l’Opéra » de son ex-camarade de bonnes fortunes et d’infortune, ce qui intrigue.
On ne saurait souligner ce qu’il faut davantage admirer dans le roman, les descriptions d’Amsterdam où les spécificités des goûts picturaux de Lorrain se manifestent comme déjà en 1891 avec Sonyeuse (« Un paysage d’une infinie mélancolie que ce quai de l’Entrepôt avec ses pavés durcis par le gel, avec ses irrégulières constructions noires de la fumée et de la poussière des paquebots, et d’une mélancolie encore aggravée par la solitude des ponts et des docks » : on pensera à Eekhoud pour la poésie des ports du nord, qui annonce à sa manière le Carco des Brumes), les gesticulations théâtrales de l’extravagant protagoniste à la consistance romanesque tout extérieure (mouvements, déplacements et paroles) ou ses sentences provocatrices à travers lesquelles, esthétiquement et idéologiquement (chez Lorrain, l’esthétique s’arc-boute sur des partis pris, tenaces quoique confus, et les partis pris aboutissent à une esthétique), les voix de l’auteur et de Barbey semblent se rejoindre : « L’étrange est partout étranger. La fidélité, c’est pis que de l’originalité, c’est un exil » ; « La mort de la joie, voilà ce qu’a été le protestantisme, Messieurs, et ce fut aussi la mort du luxe et de la luxure, l’abolition des seins et des saintes, de tout ce qui fleurissait les yeux », etc.
Dans un article de la Revue Europe cité sur la quatrième de couverture par l’excellent éditeur-préfacier Gérald Duchemin, Karim Haouadeg avance : « Bougrelon, c’est la littérature elle-même, dérisoire, pleine de mesquineries et de grossièreté désolantes, mais aussi grandiose, enchanteresse ».
Oui, sans doute. Mais Bougrelon, c’est également l’homme de lettres passé de mode, le « vieux saltimbanque » de Baudelaire (autre référence majeure pour Lorrain et source possible de son personnage), « caduc, décrépit », non plus ici « muet, immobile », mais bavard, fuyant et narcissique, résolu coûte que coûte, quitte à faire deviner ses défaites et ses compromissions, à durer.
Et c’est encore le désir, l’énergie vitale insoucieuse des injonctions morales, des atteintes de l’âge et de la réprobation sociale, la féerie érotique avec les illusions et les projections embellies de soi qu’elle génère, ridicules peut-être mais sans lesquelles les déconvenues de l’existence deviendraient insupportables.
Dans Bougrelon, comme le note Duchemin, il y a bougre dont on connaît les acceptions anciennes (« hérétique » ; « sodomite ») et long : sans vouloir à toute force imposer une lecture queer, on pourrait voir dans le roman de Lorrain, derrière son excentricité apparente et l’hommage aurevillien qui en a fourni le prétexte, en la période où il a été conçu et écrit, opiniâtre et dissimulé, codé et ironique, un manuel d’affirmation orgueilleuse de soi.
Le proscrit éponyme résume avec brio ces interprétations diverses mais non contradictoires : « C’est au lupanar que je vous conduis, Messieurs, mais au lupanar des souvenirs ».
Lupanar des souvenirs : splendide définition et de la littérature et de la survivance en nous, têtue, véhémente, des passions éteintes.
Patrick Abraham
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