Monsieur Amérique, Nicolas Chemla (par Yann Suty)
Monsieur Amérique, Nicolas Chemla, janvier 2019, 610 pages, 22 €
Edition: Séguier
Les garçons aiment jouer à qui a la plus grosse. Dès la cour de récréation, le concours commence. Les garçons ont aussi de l’imagination. Ils appliquent ce jeu à des tas de disciplines. Les garçons aiment bien jouer à qui est le plus fort. Dès la cour de récréation, ils commencent à se bagarrer. Les garçons peuvent aussi jouer en même temps à qui a la plus grosse et qui est le plus fort. Et pour combiner les deux, qu’y a-t-il de mieux qu’un concours de bodybuilding ?
Monsieur Amérique se présente comme un roman biographique. C’est donc une biographie, en l’occurrence celle du bodybuilder américain Mike Mentzer, et en même temps une réinvention de sa vie, une re-création. A partir d’éléments réels, la fiction s’impose ou la fiction tente de sublimer le réel, de lui donner plus de muscle.
Adolescent, Mike Mentzer découvre un magazine de culturisme. Le choc qu’il reçoit est à la hauteur de la taille des muscles qu’il découvre sur papier glacé. Une vocation est née, il veut devenir l’homme le plus musclé du monde. Il commence à s’entraîner chez lui. A Noël il reçoit son premier kit de musculation. Instinctivement, il trouve les gestes justes et se sculpte un physique hors-normes, quasiment méta-physique, dans des proportions que certains pourraient trouver inhumaines, voire monstrueuses mais qui pour d’autres sont érotiques, voire auto-érotiques. Les bodybuilders ont une certaine tendance au narcissisme, ils aiment se regarder dans la glace et qu’on les regarde. Voilà ce qui arrive quand on se prend pour un demi-dieu, un nouvel Hercule.
L’histoire de Mike Mentzer, c’est l’histoire d’une volonté, d’un homme qui veut se forger une destinée. Il a décidé ce qu’il allait faire de sa vie et il y parviendra, au prix d’années de travail, de discipline et de sueur.
« Toute cette préparation tortueuse, ces privations et cette quête sans repos m’ont permis d’atteindre un niveau d’existence plus élevé, supérieur à tout ce que j’ai connu jusqu’à présent. En conséquence, la vie s’en trouve dotée d’une signification plus grande ».
Avoir des gros bras, des muscles énormes, n’est-ce pas pour compenser certaines carences intellectuelles ? Déjà que les sportifs ne sont pas considérés comme des éminences grises, alors que peut-on attendre de types qui passent leur journée à soulever de la fonte pour avoir les muscles les plus gros possibles avant de se pavaner en slip sur des podiums, le corps huilé ? Les clichés ont parfois du bon avec le body-building et les bodybuilders. Alors que Mike Mentzer pourrait en apprendre à beaucoup… Il n’est pas un « simple » leveur de fonte, c’est aussi un théoricien, lecteur des grands philosophes dont il va s’inspirer pour rebâtir sa discipline. Il entend réconcilier le corps et l’esprit, loin des excès du body-building et de ses dérives chimiques, politiques et spectaculaires.
« Avoir des muscles imposants peut s’avérer fort gratifiant, mais sans le supplément de sens apporté par d’autres activités et dimensions personnelles, comme le sport, la lecture, la famille et l’amour, un physique musclé n’a littéralement aucune valeur ».
Il analyse les conséquences de ses entraînements sur son corps et découvre qu’il vaut mieux s’entraîner moins que de passer toute la journée à soulever des haltères. L’alimentation est aussi à surveiller de près et quelques stéroïdes peuvent soutenir le développement de ses biceps, triceps, dorsaux et de tout un tas d’autres muscles que le néophyte n’a pas conscience de posséder (car nous avons tous les mêmes muscles). Mike Mentzer ne cache pas la prise de produits dopants alors que pour bon nombre d’autres bodybuilders, c’est l’omerta sur le sujet. Ses grandes théories font des adeptes, mais elles lui valent le courroux d’autres. A croire que ce n’est pas toujours un avantage d’être un intellectuel chez les gros-bras.
Dans certaines histoires, il faut un ennemi. Pour Mike Mentzer, il fallait donc un adversaire plus grand que nature. Celui-ci est un culturiste autrichien qui a traversé l’Atlantique et qui compte conquérir les Etats-Unis et le monde entier (d’ailleurs, il y parviendra, mais c’est une autre histoire). Cet ennemi, c’est Arnold Schwarzenegger. Dans cet ouvrage, il n’est pas encore Conan le Barbare, il n’est pas encore Terminator, il n’est pas encore le Governator, mais il a déjà la sauvagerie du premier, la froideur létale du second et le charisme politique du troisième. C’est surtout un sacré enfoiré, mais la lecture de ce livre pourrait donner au lecteur l’envie de qualificatifs bien plus fleuris. Nicolas Chemla prend fait et cause pour Mike Mentzer : il est le gentil alors que le « chêne autrichien » est le méchant.
Arnold Schwarzenegger sait se montrer habile pour déstabiliser ses adversaires, il sait aussi faire pression, corrompre les jurys à tel point que certaines de ses victoires dans des concours apparaissent comme des bonnes blagues. Mais pas pour tout le monde, car si lui descendra des podiums pour conquérir Hollywood et devenir une superstar planétaire, à tel point que le monde entier sait désormais écrire son nom sans faute, d’autres ne connaîtront pas le même destin, à l’instar de Mike Mentzer. L’histoire est écrite par les vainqueurs. Mike Mentzer voulait devenir un nouvel Hercule. De la mythologie, il connaîtra la tragédie…
Monsieur Amérique dit le titre. Monsieur Amérique comme le concours de body-building qui récompense l’homme le plus musclé (et le mieux musclé, avec les différentes parties de son corps qui se dévoilent le mieux en fonction de). Le livre n’est pas seulement l’histoire du combat d’un homme avec son corps ou contre un système, c’est aussi un morceau d’histoire d’un pays, en particulier entre les années 1975 et 1985, où l’on croisera notamment les figures d’Ayn Rand, de Mishima, de Kubrick, de Wagner. C’est un « roman américain ». Le récit commence d’une manière flamboyante par la présentation de la petite ville d’Ephrata. C’est un modèle du genre : écriture fluide, imagée, ironie, lyrisme. Et on peut dire que la prose de Nicolas Chemla va tenir le choc de ces 600 pages richement documentées, par sa capacité à trouver de nouvelles façons de décrire un corps en train de se muscler et de se faire admirer par les autres. Sa plume est alerte, enlevée, ironique et tendre, parfois aussi boursouflée, gonflée, comme si elle aussi était sous stéroïdes. En tout cas, elle a du muscle.
Yann Suty
Nicolas Chemla a publié Luxifer, pourquoi le luxe nous possède (Séguier, 2014) et Anthropologie du boubour (Lemieux, 2016).
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