Monnaie de singe (Soldiers’ Pay), William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Monnaie de singe (Soldiers’ Pay, 1926), trad. américain, Maxime Gaucher, 368 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: Garnier-Flammarion
Le premier roman de Faulkner laisse voir quelques défauts de ceux que l’on peut trouver dans tout premier roman, mais il montre surtout, en gestation flagrante, la puissance de l’œuvre à venir. Tous les thèmes récurrents du maître du Mississippi apparaissent en éclats aveuglants (sans jeu de mots, la cécité est un des thèmes du livre) tout au long de ce roman.
Comme L’Adieu aux armes d’Hemingway, publié dans la même année 1926, il met en scène la « génération perdue », celle des Américains qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale. Mais à la différence d’Hemingway, Faulkner situe son roman dans l’après-guerre, le « retour à la maison » des soldats. L’art du portrait chez Faulkner fait le reste : ses personnages montrent une complexité, des déchirures intimes bien plus élaborées que les « super-héros » d’Hemingway, toujours assez caricaturaux dans l’héroïsme mâle. Certains personnages de ce roman se rapprochent de cet archétype – l’infâme Januarius Jones et le caricatural George Farr, par exemple – mais certains d’entre eux sont clairement plus complexes et intéressants.
Parmi les défauts qui sautent aux yeux, il y a assurément l’incongruité des deux premiers chapitres qui jurent totalement si on les compare à la suite du roman. On passe, sans transition, de scènes d’ivrognerie de soldats – dans la grande tradition des romans de caserne – à une histoire très « collet monté », située dans la grande bourgeoisie séculaire du Sud, proche de la littérature classique du Sud, avec ses réceptions et ses bals, ses intrigues amoureuses et ses trahisons. Cette rupture de ton se retrouve de manière frappante bien sûr dans le style. Faulkner passe de longues pages de dialogues entre ivrognes, dans une langue populaire et grossière – un peu à la façon de Erskine Caldwell – à une écriture maîtrisée dans une langue tenue, émaillée d’envolées stylistiques sur le cadre des scènes, les paysages du Sud, qui semblent n’être là que pour manifester la volonté de l’auteur de montrer qu’il veut être un styliste. « un pur accord de musique sans paroles et au loin », « des crêtes argentées de lune au-dessus des vallées où la brume pendait endormie ». Parfois cependant la passion de Faulkner pour les contrastes se fait jour entre lumière et ombre, et l’on découvre déjà ce qui sera une constante de l’œuvre. « Au-dehors de la gare, au crépuscule, la ville découpait nettement sa silhouette sur le ciel d’hiver. Des lumières miroitaient comme des oiseaux aux ailes d’or immobiles, sonnaient comme un tintement de cloches arrêté dans son essor. Et sous cette féerie de couleurs qui s’éteignait parmi les bruits du soir, ce n’était partout que laideur ».
De même, certains personnages semblent exister sans aucune fonction narrative, comme plaqués artificiellement dans le récit. C’est de toute évidence le cas de Januarius Jones, épouvantable obèse d’une misogynie maladive et qui ne semble être dans ce roman que pour harceler les femmes de ses propos désobligeants, voire injurieux.
Mais William Faulkner, le grand Faulkner, est là, en préparation. L’ellipse narrative qui organise ce roman en est la preuve irréfutable, comme dans Lumière d’août. Le « héros », un officier qui revient de la guerre en France, défiguré par une épouvantable cicatrice au visage, presque aveugle, n’a strictement aucun rôle actif dans l’histoire. Il en est le centre, objet de fascination et de répulsion pour tous, mais un centre mort, qui ne parle pas – à peine quelques mots ici et là – qui n’agit pas – on le trimbale comme un poids inerte. Sa fonction est purement focale dans le roman : il organise les regards, révèle les mentalités, concentre le discours des civils sur les blessés de guerre. A commencer par celui du jeune cadet, Lowe, qui lui aussi revient de guerre, indemne. S’élabore et se concentre dans sa réaction devant la mutilation de Donald Mahon – l’officier défiguré – le discours central du roman : l’horreur hésite et bascule dans la fascination, l’envie. « Mais levant les yeux, il aperçut un ceinturon et des ailes et se trouva devant un visage jeune dont l’arcade sourcilière portait la trace d’une affreuse blessure. Mon Dieu ! pensa-t-il, en se sentant faiblir […] Si j’avais l’âge voulu ou si j’avais eu plus de chance, j’aurais pu être comme lui, pensa-t-il avec envie ». C’est clairement William Falkner qui parle (pas Faulkner), l’homme qui rêva d’être un héros de guerre, un aviateur indomptable, un blessé de guerre fascinant, au point de s’inventer aviateur – il n’a jamais mis le pied dans un avion de guerre - et de s’inventer une blessure – il simula pendant quelque temps une claudication parfaitement imaginaire. C’est lui-même que Faulkner met au milieu de ce récit sous la cicatrice atroce de Donald Mahon, le martyr patriote.
Ecoutons encore Falkner par la bouche de Lowe :
« Avoir été à sa place ! gémit-il. Être lui ! qu’il prenne donc ce corps intact qui est le mien ! qu’il le prenne ! Arborer des ailes sur la poitrine, avoir des ailes. Avoir aussi cette balafre. Et je suis prêt à mourir demain ! ».
Sur une chaise, la tunique de Mahon laissait voir au-dessus de la poche supérieure gauche les ailes encadrant l’écusson à initiales sous la couronne (1) et abaissant leurs pointes effilées, broderie d’un ample mouvement interrompu. Symbole d’un désir.
La mutilation de Mahon s’accompagne de la fin de ses fonctions viriles. Impuissant, il l’est par sa blessure, par sa quasi-paralysie et par son incapacité définitive à avoir une vie sexuelle. On peut alors évoquer une métaphore récurrente dans l’œuvre de Faulkner : Le Sud, dans une autre guerre de sinistre mémoire, a perdu aussi sa virilité dans son écrasement par le Nord et tous ses fils portent la cicatrice de cet écrasement à jamais gravée dans leur âme. Une guerre en cache toujours une autre dans la littérature du Sud.
Le grand Faulkner encore, en gestation, dans le choix des patronymes des personnages. Aucun, ou presque, n’est un hasard. La figure féminine dominante et positive du roman est Margaret Powers, celle qui dès la première minute prend Donald sous son aile protectrice, la seule qui étend autour de lui le respect – parfois obligé – et la compassion. C’est une femme puissante, dans le sens que lui donne Faulkner, une femme de grande puissance d’âme. L’immonde Januarius Jones ne s’y trompe pas, il n’osera jamais l’approcher. Le petit cadet revenu de guerre, insignifiant et timide, s’appelle Lowe, lui qui reste tant à sa place. Faulkner pousse le jeu jusqu’à en faire un audacieux jeu de mots dans la bouche de Mrs Powers. Evoquant son mari mort à la guerre – Richard Powers – elle réduit son prénom, comme c’est fréquent en Amérique, à Dick. « (Dick. Dick. Mort, mon vilain Dick. Tu étais vivant et jeune et passionné et laid, et puis tu es mort, mon Dick chéri. Cette chair, ce corps que j’aimais et que je n’aimais pas ; ton corps si beau, si jeune, si laid, Dick chéri, appartient maintenant aux vers qui s’en repaissent comme d’un bon lait. Dick chéri ».) Pour rappel : Dick en argot américain désigne l’organe sexuel masculin, le pénis, la bite. Dans cette étrange prière, Margaret Powers dit toute l’ambigüité du rapport des femmes au mâle : comme pour Mahon et sa cicatrice, fascination et répulsion.
Enfin, et c’est là l’essentiel, gronde déjà puissamment dans ce premier roman l’âme même de l’œuvre du maître : comment échapper au destin des hommes, fait de désirs insaisissables, d’échecs répétés, de frustration existentielle ? Comment échapper à la condition humaine ? A défaut de l’avoir fait par l’héroïsme guerrier, William Faulkner l’a pleinement réalisé par la littérature, qu’il a menée à un accomplissement suprême.
Monnaie de singe est, plus que Moustiques encore, le roman laboratoire du génie du Sud.
Léon-Marc Levy
(1) C’est l’insigne de la R.A.F. car Mahon a été rattaché à une escadre anglaise pendant la guerre.
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