Mondes parallèles, Imbert, par Michel Host
Mondes parallèles, Imbert (Nouvelles), 7 écrit, Éditions Paris, 2017, 284 pages, 24 €
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L’Œil de la mouche
« Chez nous, ce conflit s’était soldé par la défaite totale de la tradition et la généralisation planétaire de l’homme minimum. Un homme réduit à ses capacités de consommation. Un homme ayant la capacité de tout faire et aucune vraie raison de faire quoi que ce soit », Imbert (Raskar)
Dans l’adolescence, nous lisions de la SF, de cette science-fiction (1) où l’essentiel nous semblait être techniques, orbites lointaines, planètes peuplées, planètes point trop mystérieuses, moyens d’atteindre l’espace et ses au-delà, années-lumière, hommes-machines, surhumanités guerrières, combats, paix et guerres, extra-terrestres contre terriens, etc. C’était bien d’autres choses, naturellement. Nous ne dirons pas que nous n’y trouvions qu’un intérêt mesuré, non, certes pas, mais la nourriture de l’esprit n’y était souvent que circonstancielle, intermittente à dire vrai, et parfois répétitive, du moins quand l’esprit néophyte n’était pas en mesure d’aller aux arcanes profondes.
Par ailleurs et n’en ayant qu’une vague conscience la plupart du temps, nous avons baigné dans la science-fiction depuis nos premiers pas dans la et les littérature(s). Un brin de grec, et nous avons eu vent des premiers espoirs d’un voyage dans la lune, grâce au pamphlétaire syro-hellène Lucien (Histoire véritable). Avant Jules Verne, Rostand et son Cyrano firent preuve d’ingéniosité pour nous y emmener… Fontenelle (ses mondes habités pluriels) attira peut-être notre attention. Homère avec l’Odyssée nous avait déjà invités à visiter d’autres mondes, parallèles ou non. Intercalés au fil de lectures scolaires ou personnelles, se présentèrent à nous les Rabelais (son Abbaye de Thélème), Swift (son Gulliver), Lewis Carroll (Alice) Voltaire (son Micromégas, etc.)… Nous n’avons donc manqué de rien en ce domaine. Nous sommes donc prêts à lire.
Il s’agit, avec Imbert et ses « mondes parallèles », que nous entrions aussi dans d’autres dimensions des mondes possibles, soit imaginables. Si ces nouvelles se succèdent de par les exigences mêmes de leur récit, on ne s’empêchera pas d’en retirer l’impression d’un ensemble on ne peut plus cohérent. Comme c’est la loi de composition des textes, dans chacun d’eux le départ de la course est donné par un « univers référentiel ordinaire » (2), le nôtre par exemple, signalé ou sous-entendu, et la course se poursuit quand une ou plusieurs des lois de cet univers sont soudain « violées » (3), nous engageant alors dans les voies de l’étrange. Par ailleurs, comme c’est la loi interne d’un genre que l’auteur organise selon son penchant, lequel est, il me semble, réflexif, méditatif et constamment sous-tendu d’une ironie légère, on revient au lecteur, à l’homme. L’auteur, sans avoir l’air d’y toucher, l’aide à faire retour sur lui-même, à se regarder dans le miroir traversé. Là est sans doute caché un second parallélisme. Au-delà du simple divertissement.
Venons-en au fait, mais ne déflorons pas la surprise ni ses conséquences. Interrogeons quelques-unes de ces nouvelles. Ayons en tête que le temps est ici constamment réversible, du lointain passé à de lointains futurs, ou l’inverse. Le lecteur en traversera diverses modalités, avec, bien entendu, les espaces correspondants. Le temps, c’est celui de saint-Augustin, mais aussi celui de la jeunesse, qui n’ont dans la conscience de substance qu’à peine, inexistant dans un cas, infini dans l’autre, et il y a encore celui des étoiles, des galaxies, des univers… que les astronomes eux-mêmes, j’imagine, peinent à se représenter. Dématérialisation, téléportation seront parfois les moyens utilisés pour ces déplacements inattendus du héros, du narrateur, de quelques aventuriers tels qu’on ne les imaginait pas, mais tels qu’Imbert nous les dépeint. Assez proches de nous-mêmes, en somme.
Ainsi, on se mettra aisément dans la peau de Meliboeus, moissonnant son blé dans quelque campagne de l’Eubée ou du Péloponnèse, sauvant l’esclave Paraskevas des mauvais traitements de son maître irascible, puis partant avec son nouvel ami sur les routes et les mers qui les conduiront à Neapolis, lieu des Ancêtres vénérés, avec son temple de Defkalion et Pyrrha. Il suffit d’une traîtrise conjugale pour désirer partir. Quant à la lecture des sages – les Épictète, les Sénèque, les Boèce… – elle ne pourra vous retenir. Plutôt austère et en quête de la vérité de l’existence, vous gravirez les marches du sanctuaire, irez consulter Eumolpe, truchement et oracle des dieux, tandis que votre esclave sera bien plus intéressé par les tuniques extra-courtes des jeunes esclaves féminines de l’endroit. Tout cela s’entend à merveille, et c’est plaisir de constater que l’homme reste en tous temps et tous lieux semblable à lui-même. D’où suis-je venu ? Où vais-je ? La bagatelle et les superstitions ! À la fin, ce sera l’apparition drolatique et fumigatoire de l’oracle (4), ses « Ma poulette » adressés aux naïves dévotes, son conseil d’aller chercher la vérité des choses plus loin, parmi les Glaces primordiales, pour lesquelles vous embarquerez avec Moelibeus et Paraskevas. Voyage extraordinaire pour le coup, sous les ordres d’un capitaine Arion ! Quelque chose entre l’Odyssée et le Voyage au centre de la terre. On y mesurera l’importance de l’étude de la géographie comme celle des brouillards de fumée de la « caste sacerdotale », bientôt suivie de celle de G. Hoover, « chef de l’opération Genesis » et de celle encore des ordinateurs qui ne buguent pas et même de la cloche à plongeur. Tout cela coulant de source antique et future, au point que Paraskevas pourra en oublier « ce qu’est un bœuf ». Nos voyageurs trouveront-ils la vérité qu’ils cherchent ?
Imbert développe ses aventures dans divers registres : Mondes lointains, Mondes cachés, Uchronies, Mondes entrevus. Écrites dans un style direct et on ne peut plus clair, ses nouvelles ont toutes un intérêt singulier, un point de vue sur l’étrange, mais aussi sur l’homme confronté à cette étrangeté, à la sienne propre parfois. De quoi, pourquoi sont morts les Sélénites, ces êtres multicéphales dont les squelettes sont privés du chef principal ? Une histoire assez ancienne, en fait ! Tu auras envie de t’intégrer à cette civilisation disparue, tu « chasser[as] la biche à trompe et les oiseaux-lézards… ». Tu seras, lecteur, « le dernier des Sélénites ».
Déplacements « inattendus » ? Pas tant que ça ! Mais te voici plongé dans les incertitudes, voire les inquiétudes. Prêt à embarquer pour Vénus 2 – c’est bien la moindre des expéditions. Mission internationale. Le matériel n’est pas à la hauteur (la technique passée en revue en un clin d’œil… il y a toujours des risques, n’est-ce pas !), tu devras rester là-haut, quelque part dans l’espace inquiétant, sur Vénus 2, mais pas seul : tu seras entouré de chiens, d’aimables bêtes guidées par le mâle dominant Poutine, dont la présence ici recevra sa claire explication. Les chiens t’aideront à ne pas mourir de soif ni de faim. Tu en retireras peut-être la leçon que l’audace toujours paye en se payant de quelques inconvénients.
Retenons quelques-unes des aventures dont Imbert a une véritable connaissance, une connaissance d’historien de toutes les dimensions de l’espace et du temps, d’où cette comparaison liminaire avec l’œil de la mouche.
Mais que s’est-il passé ? Tu y (re)visiteras, lecteur-voyageur, aux aurores du 3e millénaire de notre ère, dans un espace-temps antérieur – c’est ainsi lorsqu’on se déplace plus vite que la lumière –, la terre de Canaan. Renverseras-tu le cours des temps ? Tu découvriras le cahier, « oracle inexorable » où, dans un futur antérieur, tu consignas de ta main les étapes de ton destin. Tu ne chercheras pas ta propre tombe. Tu auras le courage d’écrire « la première page de la chronique » d’une nouvelle « colonie ».
Amusante et déconcertante la mésaventure de Sham et Poh (Opération « Asmodée »), sortes de Laurel et Hardy célestes, tombés avec leur véhicule intergalactique ressemblant à un chauffe-eau, sur la place de la Concorde, une nuit de février 2015. Le drame est qu’il leur faut de l’argent, la marque de l’homme, son alpha, son oméga : difficulté vite surmontée ; ils visitent alors, chacun de son côté, la capitale et sa banlieue, choisissent un bar familier, assistent à un match au Stade de France, visitent une école (rencontre significative avec une institutrice, ses élèves et la directrice d’école toute acquise aux dernières régressions de la pédagogie, de l’idéologie et du droit des enfants à ne rien apprendre : moment intensément critique !). Poh remet en marche le véhicule spatial cabossé, il rentre chez lui, les gens d’ici lui paraissant « agressifs, cruels et hypocrites » ; Sham reste à Paris, y trouvant les gens « beaux, sportifs et intelligents » et le cognac « une des bonnes choses de cette planète ». La fable porte à la réflexion et divertit du même pas, soit l’excellence même selon les principes de la pédagogie classique. Lecteur, il est temps de te connaître toi-même !
Non moins divertissant le voyage touristique et scientifique (ils ont une mission silicium) de Clic et Clac, venus sur terre depuis la planète Béta, « où l’on manque de distractions ». La terre, « endroit… mal connu et extrêmement pollué, situé aux confins de l’univers… ». Les extraterrestres savent eux aussi prendre des risques, quoique les technologies des terriens soient rudimentaires et ridicules leurs connaissances théoriques. On les sait aussi très xénophobes. Donc : savoir se fondre dans la foule, ne pas faire les malins. Et, difficulté imprévue autant que dramatique, la valise contenant leur « décodeur-encodeur » a disparu, lors d’une escale probablement. Voici donc Clic et Clac nus dans une rue sombre, dans l’impossibilité de comprendre et de se faire comprendre des autochtones. Comment se tireront-ils d’affaire ? Les chiens, frères à quatre pattes, leur seront d’un grand secours jusqu’à ce que le cirque du « Très estimé signor Népomuc Barba » entre en jeu et qu’un génial électronicien des Compagnons d’Emmaüs les reconnecte à leur vie d’« êtres autonomisés capables de penser ». Le récit va son train, un train de tous les diables.
Parmi les nouvelles les plus marquantes du recueil, retenons Raskar : on y plongera dans un espace inattendu, forestier, lacustre et assez isolé des autres espace-temps situés à « La Lisière » pour s’en protéger, et jouir d’une autonomie civilisationnelle originale. Y entrer par accident c’est être brusquement confronté à l’esclavage, au frottement avec l’autre et les autres, à la « chaleur humaine », au féminin, aux contaminations et contre-contaminations des systèmes coloniaux, à l’enfer dans un paradis, ou à l’inverse, aux combats finaux, au triomphe de l’état d’iniquité sur lequel nous avons acquis certaines connaissances. Une nouvelle d’une richesse exceptionnelle.
On retrouvera Thésée, Ariane, Adam et Ève, et sans doute le vrai visage du Créateur… dans « Le fil d’Ariane ». Imbert nous guide par des voies connues de lui seul à travers tous les mondes possibles, dont le nôtre, à travers nos mythologies… et jusque dans celle de la vieille Sorbonne avec ses labyrinthes dissimulés, car elle n’a pas encore livré tous ses secrets (Les Albatros). Et comme il est dit en ouverture de Les Sols, on se convaincra aisément qu’« Il y a vraiment beaucoup de mystères à Paris ces temps derniers ». Imbert a le sens de l’éveil de la curiosité, de l’apéritif littéraire, du suspense naissant comme naturellement d’une situation où l’on se trouve impliqué sans l’avoir cherché ni voulu. Stilpon, philosophe grec du IVe siècle avant J.-C, dont les écrits ont disparu et qui nous a laissé sa belle devise traduite par Aulu-Gelle : « Omnia mecum porto mea » (« Tout mon bien, mon savoir, je le porte avec moi »), te conduira, lecteur, à plonger dans la Seine, à deux pas de la Sorbonne et à ne devoir la vie sauve qu’à des clochards compatissants. Entre-temps, tu auras réduit ton bagage à l’essentiel, observé la futilité des passions de bas étage, fait un brin de philosophie avec Épictète – « … pourquoi souffrons-nous ? Parce que nous le croyons. C’est donc cela qu’il faut modifier, la gnomé, notre jugement sur notre prétendue souffrance. La gnomé dépend entièrement de nous ». Non pas une leçon de morale, mais une leçon de bien vivre, de « vie bonne » comme disaient les très pondérés Épicuriens.
On aura un faible pour les nouvelles qui closent le recueil, généralement brèves et frappantes. Pour la plupart, elles nous ramènent à notre monde, tout aussi étrange et bizarre que bien d’autres pour lesquels il aura fallu mettre en marche notre imagination. On se plaira en compagnie des nourrices africaines de Reine Nemalah, gardant les marmots blancs dans leurs poussettes, au square… Une « vieille histoire » qui recommence ! On aimera peut-être les Adamites (dans Adama), laids et repoussés dans de sombres grottes par une société d’êtres qui, « tous étaient programmés pour être uniformément beaux ». Ils sont de retour… nous rendra cette société des Égaux que J.-J. Rousseau remit au goût du jour (ce qu’Imbert n’affirme pas) quand toute l’Antiquité lui manifesta sa défiance… Avec « Lazare », on suivra la cavalcade d’un mythe originel… La vision de Métou t’émouvra, lecteur. Tu méditeras cette constatation rassurante lue dans Les grues : « La moindre des sanctions que le progrès inflige à ceux qui lui résistent, c’est le ridicule ». Tu auras résisté, tu seras maintenant assez fort pour entrer sans frémir dans l’éternité (Le riz pilaf), dans une éternité paradisiaque et musicalement alternative, où les femmes sont vierges et nues… Tu comprendras bien qu’il y a une erreur d’orientation quelque part et tu te diras, toi aussi, sage devenu : « Je devrais poser une réclamation. Mais je n’ai pas envie de passer mon éternité en démarches administratives. On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on trouve ».
Ainsi vont les nouvelles de notre auteur, libres, aventurières, cavalcadantes et toutes assez inventives et remplies d’un humour finalement plus tendre qu’ironiquement acerbe pour te retenir, lecteur ! Imbert est un esprit curieux, aux aguets, que l’on devine bardé de connaissances, voyageur des langues du monde, de l’histoire, de la géographie et de l’astronomie. Esprit qui ne te propose ni ne t’impose aucune leçon. Ses fables sont, dans une prose claire et plaisante, je l’ai dit, d’un La Fontaine de notre temps, en prose et dépourvues donc de toute moralité finale. À toi de voir, lecteur ! À toi de choisir ton parti !
Michel Host
Note biographique (fournie par l’éditeur) : « Toute modestie mise à part, Imbert ressemble à Homère. Il est probable qu’il n’a pas existé et que c’est un homonyme qui a écrit l’Iliade. La biographie d’un personnage hypothétique est forcément un peu arbitraire. Imbert respecte trop ses lecteurs pour leur raconter des mensonges ».
Il semble donc qu’Imbert ait traversé le temps jusqu’à nous, qu’il soit parmi nous, qu’il poursuive son infini voyage, qu’il ait compris que l’un de nos vices les plus prisés est de vouloir se faire connaître et reconnaître par les humains. Qu’à ce jeu, on n’a que peu à gagner, beaucoup à perdre, à commencer par soi-même.
En fait de bibliographie, les commentateurs attendent le second livre d’Imbert.
(1) Parmi les plus lus : Asimov, Bradbury, Clarke, Huxley, Orwell, Simak… (années 50 et 60 du siècle précédent)
(2) Selon Jacques Goimard, université de Paris-I, Science-Fiction
(3) Idem
(4) Sur l’authenticité de ces pratiques, voir les expériences du professeur Österreich, en mémoire de la Pythie de Delphes, in E.R. Dodds, Les grecs et l’irrationnel, ch.III
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