Monarques, Sébastien Rutes, Juan Hernandez Luna
Monarques, août 2015, 384 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Sébastien Rutes, Juan Hernandez Luna Edition: Albin Michel
Voilà un récit étonnant, riche en rebondissements, d’une puissance d’évocation rare ; et qui pose des questions essentielles au-delà de l’apparente superficialité de la trame.
Cette dernière s’appuie sur un échange de correspondances entre Jules Daumier et Augusto Solis. Ce dernier, homme du monde des arts mexicains, travaille pour le cinéma ; il est fasciné par une certaine Loreleï Lüger, actrice de son état, mais dont les suites du récit vont faire de plus en plus douter de son rôle et de son identité véritables.
C’est Jules Daumier, garçon de course au journal L’humanité qui lui répond en lieu et place de cette Loreleï pour lui indiquer son absence de Paris et promettre dans la foulée à cet interlocuteur épistolaire de la retrouver, de lui donner des informations sur son égérie dès que Jules Daumier le pourra. Il s’ensuit un échange de correspondances passionnantes : on y découvre ainsi le Paris des années 30, celui de la préparation du Front populaire, celui du Vel d’Hiv, lorsque ce lieu sportif n’était encore qu’un stade dans lequel on pouvait assister à des courses cyclistes, des matchs de catch qui font apparemment vibrer notre coursier :
« Faut vous représenter le Vel d’Hiv. Imaginez une gare monumentale où le fracas des motrices serait la clameur de la foule survoltée. Une fabrique occupée par tous les grévistes du quartier de Grenelle et dont Gustave Eiffel aurait dessiné la charpente d’acier. (…) Une cathédrale dont le toit de la nef serait percé d’une majestueuse verrière afin que la lumière céleste illumine la performance des apôtres de la moderne foi du sport. Le Vel d’Hiv est tout cela à la fois ! »
En retour, Augusto évoque le monde de ce cinéma hollywoodien pour lequel il est amené à travailler. Il se présente comme un homme détaché de la morale traditionnelle. Il avoue à Jules héberger une prostituée qui l’aide à boucler ses fins de mois ; il indique à Jules avoir été contacté par un certain Valentine Longfellow pour travailler sur un dessin animé de Walt Disney « La belle au bois dormant ».
A l’occasion de ces échanges, on assiste à une description des positions politiques du célèbre cartoonist. Aurait-il été manipulé par les nazis pour véhiculer leurs thématiques racistes dans ce film ? La question est posée et ne manque pas de troubler le lecteur du récit.
Jules Daumier, entre temps, a quitté L’Humanité pour cause de divergence politique et communique à Augusto ce que représente pour lui le Front populaire : « Le Front populaire, c’est… c’est… comme si nous rentrions chez nous après un long voyage, sauf que nous n’avons pas bougé de place… Comme si, orphelins, nous nous découvrions des parents inconnus : pas un, deux ou trois millions, mais des millions… comme si soudain nous n’avions plus peur… »
Ce dernier avoue aussi à Augusto qu’il a rencontré une certaine Elsa, juive, et qu’il veut l’épouser. On apprend, très logiquement, que Loreleï Lüger ne s’appelle pas Loreleï, qu’elle travaille, tout comme ce Longfellow, pour l’Abwehr, ce service allemand d’espionnage et qu’autour d’elle grouillent des personnages plus suspects les uns que les autres, au rôle trouble et indéfini…
Le roman est articulé en trois parties, chrysalides, migrations, sanctuaires, ceci pour illustrer l’analogie entre la vie des papillons, les Monarques, avec la construction du récit. La troisième partie qui met en scène les petits-fils des deux personnages, Augusto et Jules, pose des questions essentielles sur la formation de la mémoire, sur l’exactitude de sa transmission : dans quelle mesure ces lettres sont-elles crédibles ? Rendent-elles compte de la véracité et de l’authenticité de l’existence de ces individus ? Ne sont-elles pas des reconstructions de leurs vies ? Toutes questions auxquelles, bien sûr, on ne peut apporter de réponses définitives ni univoques, ce qui donne à ce roman écrit à quatre mains, mais terminé à deux suite au décès de Juan Hernandez Luna en 2010, un intérêt élevé, une singularité qui le feront aimer des lecteurs curieux de tentatives littéraires audacieuses.
Stéphane Bret
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