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Mon oncle le jaguar & autres histoires, João Guimarães Rosa (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 25.10.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Nouvelles

Mon oncle le jaguar & autres histoires, João Guimarães Rosa, éditions Chandeigne, 2016, trad. Portugais (Brésil) Mathieu Dosse, 432 p. 22€

Mon oncle le jaguar & autres histoires, João Guimarães Rosa (par Léon-Marc Levy)

 

Ce recueil de nouvelles (Histoires ? Contes ?) constitue un univers à part, tant dans l’œuvre du grand Guimarães Rosa que dans la littérature. Les situations, les scènes, les personnages, les histoires (il y en a neuf) nous mènent au cœur d’un dépaysement absolu, d’un monde stupéfiant, d’une langue propre à l’auteur où les mots sont recomposés souvent, créés de toutes pièces parfois, toujours lumineux cependant dans leur justesse sémantique. Ces neuf contes construisent un univers où les hommes sont au plus près de la Création, en osmose parfaite avec la nature et les animaux, comme dans une sorte de genèse biblique où le vivant forme un tout, indissociable et solidaire.

Bon nombre de ces histoires ont pour héros véritables des animaux. Féroces, domestiques, ennemis, amis, créatures monstrueuses ou fidèles compagnons, tous s’inscrivent dans un lien serré avec les hommes.

Ce recueil est une célébration de la communion de destins du vivant, osmose qui va, dans la deuxième nouvelle qui porte le titre du livre, Mon oncle le jaguar, jusqu’à la métamorphose, Guimarães Rosa empruntant au mythe universel du loup-garou ou plutôt ici du jaguar-garou. Récits horrifiques parfois, profondément émouvants souvent, éblouissants toujours, Mon Oncle le jaguar déroule son opéra en neuf tableaux saisissants.

L’ouverture se fait dans le premier tableau dans le surgissement d’un serpent. La bête de La Genèse bien sûr. Le décor diabolique est planté et reviendra itérativement tout au long du recueil. D’emblée l’animal est présenté comme un personnage, comme un « être », en fait comme le héros de l’histoire. C’est un crotale. Et c’est l’incipit du recueil.

C’était un être en tout linéaire, élémentairement réduit, collé flasque au sol, tortueux et intense ; énorme, un mètre soixante de l’extrémité des narines au dernier anneau crécellé de sa cascabelle. C’était une boïcininga – le serpent.

LE serpent, pas un serpent. Car il est le Diable et, comme lui, il frappe sournoisement, soudainement, mortellement comme le péché du même nom.

Le serpent l’avait mordu. La chose avait frappé, en se dénouant – comme l’éclat d’une flamme. Il avait été mordu deux fois. Et la sonnette vibra à nouveau, sombre, sèche. Tout n’avait duré que l’instant d’un pas. Si rapidement que Seo Quinquim n’avait senti qu’un seul coup, et non deux.

– A moi…

Il se courba, et baissa sa main, désorienté, vers un bout de bois, une arme, quelque chose. Et il vit, cela : un amas monstrueux, qui s’enroulait et vibrait, énorme masse, en un frottement rude, une ébullition froide. Le dégout, l’effroi et la douleur l’immobilisèrent, en un rictus de stupeur.

Le lien, plus encore l’entrelacement de l’homme et de ce qui l’entoure, scande le recueil sous toutes les formes. Les matières même de l’un et de l’autre – homme et monde – comme des atomes qui se mêlent, se conjuguent et se confondent. Cet homme solitaire qui arrive dans « l’une des capitales les plus élevées du monde » (La Paz ?), pénètre dans la matière qui entoure et remplit les hommes, l’air, l’atmosphère, avec son oxygène raréfié à ces hauteurs de la Cordillère des Andes. L’air est l’élément qui n’est ni dehors ni dedans pour les humains : il est les deux et ainsi concrétise la dépendance totale de l’homme à son environnement. Jusqu’à en vivre et parfois en mourir « En la cárcel de los Andes… »)*. Les páramos* semblent les gardiens fantomatiques de ce qui, en ce monde, menace les hommes, une figuration de la mort.

« Et il y a, majestueux et invisibles, les páramos – qui sont des points élevés, les enneigés et venteux de la cordillère, par où doivent passer les chemins de montagne, qu’on amène ici, glaciverneux ! Les páramos, par où les vents traversent. C’est un chenil de vents, sifflimmenses et hurlugubres ? De là, le froid descend, humidissime, vers ces gens, ces rues, ces maisons. De là, de la désolation paramosienne, me viendrait la mort. Non pas la mort finale – équestre, faucheuse, osseuse, si ostentatoire. Mais l’autre, celle-là ».

Alors le monde, l’écrin où vit l’homme, peut se faire ennemi, ici comme un étouffoir, une chape invisible et létale.

Et puis j’ai cru que je ne tiendrais plus, la dyspnée, bois et métal, m’étriquait, l’asphyxie m’envahissait, tout n’était que nécessité d’une fin et la peur et la peine, j’allais finir là, éloigné de tout amour, j’étais un reste de chose palpitante et erronée, un souffle de volonté de vie enfermé dans un animal accroché à l’atmosphère, tenu d’absorber et d’expulser l’air, à chaque instant, et éphémèrement, l’air qui était une douleur.

Guimarães Rosa va au bout de la rencontre des éléments du vivant. L’air, l’eau, les animaux, les hommes. Comme une métaphore du propos tout entier du recueil, cet improbable narrateur du conte qui porte le titre du recueil, homme des bois, chasseur d’onces (jaguars), à l’incroyable langage où se mêlent langue populaire, traces de langue ancienne, mots formés à partir d’onomatopées, syntaxe inconnue. Avec cette scène de véritable rencontre amoureuse entre l’homme et la bête.

« Eh, eh, j’ai compris… Une once qui était une once – que je lui plaisais, j’ai compris… J’ai ouvert les yeux, je l’ai regardée bien en face. J’ai dit tout bas : – “Hé, Maria-Maria… c’est pas sage, ça, Maria-Maria…” Eh, elle a ronronné en appréciation, elle s’est encore frottée contre moi, mion-miaouan. […] J’ai pas bougé de position, couché sur le dos, j’ai continué à lui parler, les yeux dans les yeux, toujours, je lui ai donné que de bons conseils. Quand j’arrêtais de parler, elle pimiaulait – jaguagniangnian… ».

Le thème de la métamorphose court aussi au long de ces histoires. Ici, le narrateur devient once, mangeur d’homme et meurt chassé, comme une once.

C’est la langue de Guimarães Rosa elle-même, dans son cœur, qui est métamorphique. Elle bouge, elle vacille, elle se construit et se déconstruit sans cesse. Elle invente des mots, une syntaxe, une musique. Les phrases elliptiques ou syncopées, les néologismes imagés et toujours très parlants, les onomatopées pittoresques finissent par constituer un univers linguistique baroque, loin de tout stéréotype et de toute forme de réalisme, menant ainsi les récits au bord de la fantasmagorie. C’est un Sertão onirique qui sert d’écrin à ces contes, un Sertão qui pousse celui de Diadorim – le grand roman de Guimarães Rosa, au-delà du réel pour l’inscrire à jamais dans l’acte littéraire, dans le grand marbre éternel de la littérature. Il oblige le lecteur à se tenir en éveil constant, à réagir aux nouveautés, à s’imprégner de ce langage unique. L’auteur le dit dans un échange avec sa traductrice américaine : « Vous avez dû remarquer que, dans mes livres, j’essaie, constamment, de choquer, d’“étranger” le lecteur, de l’empêcher de se reposer sur les béquilles des lieux communs, des expressions domestiquées et ordinaires, de l’obliger à ressentir la phrase comme un peu exotique, que les mots, la syntaxe, lui semblent “nouveaux” ».

Et encore, dans une interview à un critique allemand : « Je veux tout : le mineiro, le brésilien, le portugais, le latin, peut-être même l’esquimau et le tatar. Je voudrais la langue que l’on parlait avant Babel ».

Et cette langue, João Guimarães Rosa en a fait un monument immortel de littérature.

N.B. : impossible de ne pas dire l’admiration que l’on porte au traducteur, Mathieu Dosse, qui a brillamment réussi à transposer la langue inouïe de ces contes.

 

Léon-Marc Levy

 

* En espagnol dans le texte.

** Le paramo (de l’espagnol páramo : plateau, lande) est un biotope néotropical d’altitude, qu’on trouve dans la Cordillère des Andes, entre la limite des forêts et les neiges éternelles (Wikipédia).

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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /