Mon frère et moi, Erik Sven (par Patrick Devaux)
Mon frère et moi, éditions Murmure des Soirs, février 2018, 126 pages, 18 €
Ecrivain(s): Erik Sven
Dans cette fiction d’un auteur néerlandophone qui écrit admirablement dans la langue de Molière tout est inventé et tout semble vrai.
Les personnages principaux, deux enfants, Colline et Aubin (et aussi leur amie Béatrice) ont parfois des comportements d’adulte frisant l’étrange initié par une ambiance à la fois de village et de forêt comme si on passait sans cesse d’un monde à l’autre (on songe à Alice aux Pays des merveilles) ; une adulte, un peu à l’écart de la société, Berthe, fera office de bonne sorcière usant de sortilèges très humains pour amadouer Colline et Aubin qui ne demandent qu’à trouver une affection diluée entre une mère excessive et malade et un père activement restreint dans son rôle professionnel de chef de chantier. On n’oubliera pas, à cet égard, qu’un des « personnages » principaux est… une autoroute catalysant la progression du récit, Berthe ayant des choses à régler d’anciennes situations : « Selon le journaliste, qui se prenait pour Sherlock Holmes, tout indiquait que la grande Berthe avait enlevé le petit Aubin. Enlèvement qui (et là, le journaliste se fit psychologue) trouvait son origine dans une histoire non résolue entre papa et Berthe ». Voilà donc, une ébauche de cette intrigue calquée sur des non-dits autant que sur des gestes très physiques entre les personnes, à la limite des émotions « courantes » et notamment entre enfants :
« (C’est Colline qui parle)
– Je suis là pour t’aider, répéta Béatrice.
Je fermai les yeux, anticipant ce qui allait se passer tout en l’ignorant. Mes tétons se dressèrent au contact des doigts de Béatrice. Je les sentis se gonfler avec une puissance qui dépassait tout ce que j’avais vécu jusqu’à ce jour – même l’impact de la clef de notre cabane de jardin, quand elle atterrissait entre mes seins ».
On comprendra qu’il y a recherche et découverte des premières attirances physiques sans qu’elles soient clairement dénoncées malgré leur ambiguïté relative et des scènes reprises parfois de manière autant naïve qu’assez improbable dans des lieux réels mais insolites même si le scénario est techniquement possible. C’est là tout l’art de jouer avec les limites des émotions, des gestes et d’user d’artifice et de prétexte :
« Je m’en voulus de penser à Aubin en ce moment crucial, alors que toute mon énergie aurait dû se focaliser sur la recherche de ce foutu cancrelat. Mais voilà : je redoutais, par-dessus tout, la réaction de mon frère. Il ne voudrait plus de moi, j’en étais certaine, si je me présentais à lui avec un buste gonflé comme celui d’une femme, pareil à celui de Béatrice. Jamais il ne m’emmènerait dans les bois, rompant ainsi la promesse qu’il m’avait faite lors d’un de ses rares moments loquaces ».
Géologie des sentiments autant que du terrain avec le karst pour effondrement et donc relatif danger d’une zone en terrain fragile à appréhender avec la plus grande prudence.
Le style du jeune auteur est manié avec tact et doigté psychologique ; l’intrigue va dans des sens diffus de manière à susciter, intelligemment, le questionnement du lecteur dans plusieurs domaines, notamment pour ce qui concerne la tension perceptible entre bulldozers et Dame Nature.
Patrick Devaux
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