« Mon envers inséparable » - À propos de Nathalie Sarraute (par Nathalie de Courson)
« Quand vint la fin, le mardi 19 octobre 1999 au matin, elle se redressa sur son oreiller et déclara : C’est fini », dit Ann Jefferson dans le livre qu’elle consacre à Nathalie Sarraute (1). La biographe ne manque pas de relier ces dernières paroles au très beau texte qui ouvre le recueil L’Usage de la parole (1980), « Ich sterbe » (« je meurs » en allemand), où Sarraute élabore une rêverie poétique autour des deux mots qui furent lucidement prononcés par Tchekhov juste avant de mourir dans une ville balnéaire allemande.
Depuis des années, des mois, des jours, depuis toujours, c’était là, par derrière, mon envers inséparable… et voici que d’un seul coup, juste avec ces deux mots, dans un arrachement terrible tout entier je me retourne… Vous le voyez : mon envers est devenu mon endroit. Je suis ce que je devais être. Enfin tout est rentré dans l’ordre : Ich sterbe (2).
« Mon envers inséparable »… A l’image du crâne qui, dans Entre la vie et la mort (1968) « se balance à l’arrière-plan, accroché à la baraque devant laquelle festoient les forains, jouent les enfants » (3), la mort silencieuse rôde en permanence autour de Nathalie Sarraute. De son œuvre sourd une mélancolie profonde mais souvent voilée, car « l’idée de la mort me fait une telle impression que je ne peux jamais l’aborder de front », confie-t-elle à Simone Benmussa (4). Elle l’attache alors dans ses romans à des objets en apparence anodins, comme un savon rogné ou une fente dans un mur : « Je crois toujours que quand nous cherchons un objet qui a disparu, nous éprouvons le même sentiment que devant le néant ou la mort qui nous hantent à ce moment-là et, comme nous ne pouvons pas l’affronter, nous nous accrochons à la disparition de l’objet » (5).
Mais ce sentiment de la mort prend chez Nathalie Sarraute une forme singulièrement active : écrire signifie pour elle dégager une substance vivante d’un monde où les mots et les phrases tendent à se figer. Ceci apparaît directement dans Entre la vie et la mort qui présente un écrivain au travail, « sur un terrain où la vie et la mort s’affrontent avec le plus de dissimulation, celui où une œuvre littéraire prend racine, grandit ou meurt » (6). Le moment déterminant de la création, avant même l’apparition des mots sur le papier, y est décrit ainsi :
On dirait qu’il y a là comme un battement, une pulsation… Cela s’arrête, reprend plus fort, s’arrête de nouveau et recommence… C’est comme le petit bruit intermittent, obstiné, le grattement, le grignotement léger qui révèle à celui qui l’écoute tout tendu dans le silence de la nuit une présence vivante… (7).
On peut même dire avec Yvon Belaval (8) que le thème fondamental de toute l’œuvre de Sarraute est « l’effort créateur à l’état naissant », la force qui propulse le jaillissement irrésistible des mots. Or, ces mots tendent à disparaître dans l’avant-dernier livre de Nathalie Sarraute Ici (1995), titre que l’on peut entendre comme un appel angoissé à ce qui s’échappe, comme ces noms propres qui ne veulent plus se présenter à nous, premiers signes d’une absence :
Il va revenir, il n’a pas disparu pour toujours, c’est impossible, il était là depuis si longtemps… (…) Et voilà que tout à coup là où il était, où c’était sûr qu’il se trouverait, cette béance, ce trou… (9).
Dans la dernière séquence du livre – une des plus belles de toute son œuvre – Nathalie Sarraute effectue, pour dompter un silence définitif qui menace, des variations autour de la célèbre phrase de Pascal évoquant précisément un vertige cosmique : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. Mais soudain ce beau châle poétique « d’un tissu étincelant, solidement tressé », cette parole qui permet de traverser l’insoutenable infini, s’effiloche, se déchire, et l’unité brillante de la phrase ne peut plus enrober un silence ténébreux. La pulsation vitale et créatrice d’Entre la vie et la mort fait retour dans un mouvement inverse de retrait, de disparition :
Mais c’est impossible, c’est impensable, ça n’existe pas, ça ne peut pas exister…
Si, ça existe… « m’effraie » qui parvient encore de très loin… « m’effraie »… un faible gémissement… « m’effraie »… le grattement, le tapotement tremblant d’un autre, d’un semblable soumis au même supplice…
« M’effraie »… le signe. La preuve.
C’est donc certain. C’est ainsi. Et on y est arrivé. On s’y trouve. On est où il n’y a plus rien. Nulle part. Rien. Rien. Rien. À jamais. À-ja-mais. Rien (10).
La vie de Nathalie Sarraute a pris fin moins de quatre ans plus tard, après le dernier météore que représente Ouvrez publié en 1997. Aujourd’hui son œuvre circule, détachée de sa personne comme celles de Pascal ou de Tchekhov, s’insinue encore en nous par « n’importe quel petit bout pris au hasard (…) et quand il le fait, il tire après soi tout le reste. Cela forme un tout indivisible. Comme un être vivant » (11).
Nathalie de Courson
(1) Nathalie Sarraute, Flammarion, 2019 (p.436)
(2) L’Usage de la parole (p.926). Toutes les citations des livres de Nathalie Sarraute sont extraites des Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1996
(3) Entre la vie et la mort (p.720)
(4) Nathalie Sarraute, qui êtes-vous ? La Manufacture, 1987 (p.134)
(5) Ibid.
(6) Prière d’insérer (p.1863)
(7) Entre la vie et la mort (p.661)
(8) Nathalie Sarraute, Gallimard, 1965
(9) Ici (p.1295)
(10) Ibid. (p.1372)
(11) Les Fruits d’or (p.618)
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