Mon ennemi mortel, Willa Cather
Mon ennemi mortel (My mortal enemy, 1927), février 2016, trad. américain Marc Chénetier, 101 pages, 6,60 €
Ecrivain(s): Willa Cather Edition: Rivages poche
Ce petit roman est un grand moment littéraire. Willa Cather est certes une (grande) auteure américaine, mais ici, elle se joue de la littérature anglo-saxonne pour épouser l’univers, les personnages, le style de nos grands nouvellistes français. Comment ne pas penser à Maupassant, mais aussi à Mérimée, Sand, Flaubert, et encore (surtout ?) Barbey D’Aurevilly, en lisant cette délicieuse histoire tissée autour d’un portrait de femme étonnant. On peut y ajouter, pour ne pas être trop chauvin, un air de Stefan Zweig.
Tous ces « parrainages » littéraires n’amoindrissent en rien l’originalité de Willa Cather. Son écriture d’abord, d’un naturel sans aucun maniérisme, même quand elle use de formes grammaticales doucement surannées (et bellement relayées par la traduction fluide de Marc Chénetier). Ainsi, la description physique des personnages – ici du personnage central – par exemple, détaillée à l’extrême et très « Vieux Monde » :
« Ses yeux gris, qui lançaient des éclairs depuis le fond de leurs orbites, paraissaient me considérer toute entière et me juger. Bien qu’elle ne fût pas plus grande que moi, je me sentais écrasée par sa présence, stupide aussi, désespérément maladroite et stupide. Sa coiffure relevait ses cheveux noirs haut sur la tête, à la Pompadour, et d’étranges boucles blanches et brillantes la parcouraient en zigzag, lui donnant l’allure d’une toison de chèvre persane, d’un animal à la fourrure soyeuse ».
Myra Driscoll, épouse Henshawe, est une femme éclatante. Cultivée, brillante, hautaine, elle mène grand train mondain, fascine les hommes et les femmes, nombreux, qui l’entourent. Avec son mari, Oswald Henshawe, elle s’est installée à New-York, dans les quartiers chics autour de la cinquième Avenue. La jeune Nellie, la narratrice du récit, petite provinciale qui arrive dans la métropole, va être sa jeune fille de compagnie. Elle est subjuguée par l’aisance, la culture, la beauté de sa patronne.
« Mais ce fut Myra Henshawe elle-même qui fit de cette visite un événement d’une si mémorable gaieté. Jamais je ne l’avais vue si brillante, d’un charme si étrange, que dans ce cabinet ensoleillé sous les toits. Leur conversation me coupa véritablement le souffle ; elles se racontaient des choses si passionnantes, si fantastiques sur les gens, les livres, la musique – sur tout ; elles semblaient toutes deux s’exprimer dans une sorte de langue particulière à la saveur puissante ».
Et, après les cimes, la chute sera terrible. La seconde partie de ce court roman est une sorte d’entrée en Enfer pour Myra. Nellie, qui a retrouvé des années plus tard son idole de jeunesse, découvrira, atterrée, sa déchéance physique, sociale, morale, qui a succédé aux feux des brillances mondaines. Tout, dans cette descente, évoque l’enfer, même le bruit quotidien venu de l’appartement du dessus dans le pauvre abri de la fin de Myra. Des grondements qui la rendent folle, métaphore des temps sombres qui s’abattent.
« Je la rejoignais souvent à cette occasion et nous passions certaines de nos heures les plus agréables à ce moment de la journée, les gens du dessus étant habituellement sortis. Lorsqu’ils se trouvaient là, en pleine activité, il était par trop pénible de constater les souffrances qu’ils infligeaient à Mrs Henshawe. Elle était extrêmement sensible au bruit et à la lumière, et les déplacements des Pointdexter auraient été en tout point semblables à ceux d’un troupeau de vaches si la brutalité de leurs pas avaient eu de ces bêtes la digne retenue ».
Willa Cather nous offre un portrait de femme inoubliable. Son talent littéraire a quelque chose de magique. En cent petites pages, elle nous emmène au sommet du bonheur de lire, non seulement par son écriture propre mais aussi par les échos profonds d’autres livres, d’autres auteurs, qui résonnent en nous comme dans une caverne aux trésors. Ce petit livre est grand.
Léon-Marc Levy
VL4
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