Moi, le Suprême, Augusto Roa Bastos (par Léon-Marc Levy)
Moi, le Suprême (Yo el Supremo, 1974), Augusto Roa Bastos, Editions Ypsilon, Nouvelle édition, février 2020, trad. espagnol (Paraguay) Antoine Berman, 514 pages, 25 €
Ecrivain(s): Augusto Roa Bastos
Les futurs lecteurs de ce monument littéraire doivent être avertis qu’il s’agit d’un déluge de grêle, dense, violent, asphyxiant. L’écriture en phrases très courtes qui dessine le roman tout du long ne laisse aucun répit, aucune respiration. Augusto Roa Bastos/José Gaspar de Francia – le Suprême – éructe, vilipende, harangue, injurie, met au défi, admoneste, houspille, pérore, prêche. Il envoie aux gémonies les scribouillards, les courtisans, les chapons et les frelampiers. L’histoire du Paraguay – dont il est un acteur essentiel –, les arcanes du pouvoir, la puissance de la littérature forment la matière de ce livre somptueux, nécessaire.
Moi, le Suprême est l’un des textes majeurs de la littérature latino-américaine. C’est le flux de mémoire et de conscience de José Gaspar Rodríguez de Francia, auto-proclamé « Suprême », mais pas seulement. Il s’agit, a écrit Carlos Fuentes, du dialogue entre Roa Bastos et Roa Bastos, à travers l’histoire et à travers une figure historique monstrueuse que le romancier doit imaginer et comprendre pour pouvoir un jour s’imaginer et se comprendre lui-même ainsi que son pays.
L’écriture de Roa Bastos crépite, la plupart du temps en phrases très courtes, en fulgurances, en jaillissements explosifs. C’est la hâte d’un homme qui veut tout dire avant de quitter ce monde, qui veut laisser derrière lui les faits du Dictateur suprême qu’il a été.
Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Des nuages s’amoncellent sur ma tête. Beaucoup de terre. Oiseau au long bec, de l’assiette je ne puis attraper miette. Ombre, je ne tire pas d’ombres des trous. Je continue à vagabonder comme en cette nuit de tourmente qui m’a précipité dans le lieu de ma perte. Du désert, je croyais savoir quelque chose. Des chiens, un peu plus. Des hommes, tout. De tout le reste – soif, trahison, froid, maladies –, rien ne m’a manqué. Mais j’ai toujours su ce que je devais faire quand il fallait agir.
Le fleuve prend sa source dans la bouche du Supremo même. Il est la voix de la narration, l’autre voix de Roa Bastos. L’histoire du Paraguay de la fin du XVIIIème siècle à 1840, va déferler en un flux qui nous inonde pendant les 500 pages du roman. Livre d’histoire ? Roman historique ? Loin de l’un et de l’autre. Moi le Suprême est une fiction absolue dans la mesure où elle déplace le réel historique – si conforme soit-il à la réalité – en une œuvre d’écriture où le style, les propos, les personnages sont pétris par la littérature. Il faut dire que le personnage du Dictateur est en lui-même une de ces fictions que l’histoire nous sert régulièrement : puissant, autoritaire, intransigeant, portant haut l’amour de la patrie paraguayenne, de sa liberté et de sa grandeur. Il est, dans l’histoire du Paraguay, une légende dont les hauts faits sont inscrits dans la mémoire nationale. Face à l’Espagne, qu’il veut effacer du destin de son pays, face à l’Argentine et ses prétentions colonialistes, il va se dresser de toute sa force et faire du Paraguay un pays souverain et fort.
Tout commence par le tract d’un corbeau présenté comme un décret du Suprême, épinglé au portail de la cathédrale. On a même droit au fac-similé du document dans la très belle édition Ypsilon. Un opposant anonyme a écrit : Moi, Dictateur suprême de la République, j’ordonne que, quand viendra le jour de ma mort, mon cadavre soit décapité, ma tête placée au bout d’une pique trois jours durant sur la place de la République, où l’on convoquera le peuple en faisant sonner les cloches à toute volée. Ce faux, qui est à la source de la logorrhée qui va constituer l’essentiel du roman, aiguise, amplifie la mémoire du dictateur, réveille sa paranoïa.
Francia a rêvé un destin d’indépendance pour son pays, prenant source dans la haine politique et personnelle qu’il éprouvait pour les opposants réels ou supposés qu’il élimina un à un. Il liquida les vestiges de l’ancienne puissance coloniale. Il écarta ses concurrents, les contraignant à l’exil ou les emprisonnant en les accusant souvent à raison, parfois à tort, de sympathies pour l’ennemi argentin. Il rompit l’indépendance de l’Église, qu’il vilipendait pour le laxisme de ses mœurs, pour son goût du luxe et le coût qu’elle représentait, supprimant par là-même la dernière force d’opposition. En refermant le pays sur lui-même, il l’a protégé. Même s’il s’accompagne de violence et de cruauté, son règne est la véritable naissance du Paraguay moderne. La bizarrerie du personnage, ses outrances, ses changements brutaux d’humeur sont assez proches de la fiction pour ouvrir une voie royale à Roa Bastos vers le déplacement littéraire qui va recréer minutieusement les mécanismes intellectuels de Francia, s’appuyant sur une connaissance précise de ses écrits réels pour reconstituer des écrits fictifs.
Le projet suprême du… Suprême fut l’indépendance et la souveraineté du Paraguay et son obstination – celle qu’on voit se développer sous la plume de Roa Bastos sous forme d’itérations en boucle, de paroles répétées sans cesse – parviendra à réaliser ce projet. L’Espagne et son héritage, dont la langue que parle et écrit Roa Bastos, revient dans la logorrhée du Suprême comme l’ennemie ancestrale dont il faudra s’éloigner, entre autres en promouvant la culture et la langue indienne (Le Paraguay est le seul pays d’Amérique du Sud officiellement bilingue). L’isolement rigoureux auquel il soumet le pays d’une part lui permet de lui éviter l’emprise impérialiste de la Grande-Bretagne de plus en plus pressante surtout par le biais de l’Argentine puis du Brésil. Sous la férule orgueilleuse et puissante de Francia, le Paraguay parvient à se suffire à lui-même.
Je n’ai jamais aimé personne. Je m’en souviendrais. Quelque trace en serait restée dans ma mémoire. Sauf dans les rêves, et alors il s’agissait d’animaux. D’animaux de rêve, d’outre-monde. Des figures humaines d’une perfection indescriptible.
Dans un Paraguay que la peur, l’inculture et l’oppression frappent de tétanie, c’est un homme malade, atteignant le crépuscule de sa vie, qui parle à voix haute dans un palais où il ne semble plus y avoir âme qui vive à l’exception de son compilateur, sorte de Matthieu Lévi, conservateur des paroles et des actes du Suprême. La voix semble venir d’outre-tombe déjà, et elle fait surgir une cohorte de fantômes : figures historiques, secrétaires, parents ou chiens fidèles, tous confondus dans la mort. La voix est duelle : en elle s’expriment alternativement, et parfois simultanément l’homme, l’être sensible écrasé par la malédiction de la mémoire et l’absolue solitude du néant, et le Tout-Puissant, Le Suprême, celui dont la parole fait loi, celui qui énonce pour la postérité : Je n’écris pas l’Histoire. Je la fais. Roa Bastos organise ces deux en deux sources de parole : la circulaire perpétuelle, édits et actes du Dictateur, et le Cahier privé où se lisent les misères de l’homme, la frustration affective, la terreur et la haine du hasard qui détruit l’ordre, la fascination de la mort.
Parfois, d’autres voix se mêlent au verbe dictatorial, soigneusement orchestrées par un compilateur que Roa Bastos, dans l’entretien qu’il donne en fin d’ouvrage, qualifie de noyau générateur initial de l’œuvre. Personnage du livre, il est aussi l’archiviste qui commente les assertions du Suprême, celui qui confronte ses récits à d’autres versions des faits, qu’elles soient orales ou bien écrites, qu’il s’agisse de chroniques, de correspondances, de biographies, ou de fables populaires. La polyphonie qui en résulte s’inscrit dans un propos concerté que Roa Bastos définit ainsi : Écrire contre l’écriture, inventer des histoires qui soient la transgression de l’Histoire officielle. Francia mélange les faits sans les confondre, annonce un avenir de chaos, une Histoire faite de domination et de violence et qui n’a pas fini de se répéter, comme l’Histoire réelle l’a confirmé dans ce continent pillé et bafoué jusqu’à nos jours. Je levai les yeux sur le visage de Belgrano. Je vis reflété en lui, dans de sombres images, le fracas des désastres futurs, s’écrie le Suprême.
Hagiographie d’un homme, renaissance de l’histoire paraguayenne, Moi, le Suprême mélange légendes, épisodes burlesques ou fantastiques qui s’insèrent, souvent avec drôlerie, dans un flot verbal où scintillent des objets magiques : un crâne, un chien polyglotte, une fleur d’amarante, un étrange porte-plume, une mouche… Loin des intrigues linéaires, Roa Bastos nous offre une œuvre qui relève du récit mythique, du roman historique et de la réflexion sur le fait littéraire. C’est l’ordre romanesque, ses codes et ses méthodes, qui en est renversé, ouvrant une voie vertigineuse au mystère de l’écriture, de la littérature.
Car – hors le Paraguay en soi – l’autre grande affaire de ce livre c’est la littérature. Et Roa Bastos commence son interrogation par sa propre littérature et il n’est pas tendre avec lui-même, ouvrant ainsi un abîme insondable sous les pieds de l’auteur-narrateur-Dictateur-compilateur de ce roman. Qui écrit ? Roa Bastos ou le Suprême s’étant emparé de la personne de l’auteur ?
On ne peut pas écrire d’histoire avec le Pouvoir Absolu. Si cela était faisable, le Suprême serait de trop : ou dans la littérature, ou dans la réalité. Qui écrira ces livres ? Des gens ignorants comme toi. Des scribes professionnels. Des menteurs pharisiens. Des compilateurs imbéciles d’écrits non moins imbéciles. Les paroles d’ordre et d’autorité – paroles au-dessus des paroles – seront transformées en paroles de ruse et de mensonge. Paroles en-dessous des paroles. Si quelqu’un veut à tout prix parler de quelqu’un d’autre, il ne doit pas seulement se mettre à sa place : il doit être cette personne. Seul le semblable peut écrire sur le semblable. Seuls les morts pourraient écrire sur les morts.
En posant ces questions vertigineuses, Roa Bastos pose la question, non moins vertigineuse, du statut de ce qu’il est en train d’écrire, ou plutôt de ce que le Suprême profère à travers son écriture et qui va faire insert dans l’ouvrage. Par rebond, que lit le lecteur ? Quel écrit lui est destiné ? Le roman de Roa Bastos assurément et, dans l’insert, Le Suprême se défausse, s’inscrit absent face au lecteur. Je suis seulement certain que ces notes n’ont pas de destinataire dit-il, plaçant ainsi sa parole hors du champ du roman. Cela est… Une table mise au bord de l’abîme. La jambe goutteuse se traîne jusqu’à ce point vacillant où table, marcheur, contes et comptes, dettes et endettés sont engloutis par l’abîme. Le Suprême acquiert ainsi une parfaite liberté de discours, de ton, de champ lexical. Mais merde ! Je fais et j’écris ce qui me chante, comme ça me chante, puisque je n’écris que pour moi. Pourquoi donc tant de jeux de miroirs, d’écritures hiéroglyphiques, gominées et guindées. Littératologie d’antiennes et de contre-antiennes. Copulation de métaphorets et de métaphorettes.
Occasion parfaite pour Augusto Roa Bastos de régler ses comptes avec la littérature de salon dont il n’a cessé d’être un pourfendeur acharné dans ses entretiens et articles mais aussi dans ses autres romans dont Fils d’homme dont nous avons parlé ici. Les tenants de l’auto-fiction plus ou moins avouée, les chantres d’une littérature qui n’a de fiction que le nom servant de prétexte à ne parler que de soi. En s’érigeant en simple « compilateur », Roa Bastos affirme le projet de supprimer l’auteur traditionnel. Il refuse de s’approprier l’œuvre qu’il écrit, de parler de « son » livre – c’est celui du « compilateur » – offrant ainsi l’ouvrage à une collectivité, celle qui élabore le langage très oral qu’il utilise, celle qui fait l’histoire du pays, le peuple paraguayen. Un auteur parle de « ses héros », de « ses héroïnes », de « ses livres » et je crois justement que quand il parle ainsi, il parle de ce qui lui appartient le moins, dit-il dans son entretien avec Antoine Berman son traducteur. On est à mille lieues de la littérature d’apparat qui – finalement – œuvre à la promotion de son auteur.
Le Suprême : Je ne dicte pas un ramassis de bagatelles. Des histoires de divertis-et-ment. Je ne dicte pas l’un de ces feuilletons dans lesquels l’écrivain présume du caractère sacré de la littérature. Les faux prêtres de l’écriture font de leurs œuvres ces cérémonies lettrées.
Et le flot ne cesse même le livre fermé. La logorrhée baroque et éclatante du Suprême résonne dans les têtes et nous plonge dans les profondeurs extrêmes de la littérature. Les livres ont un destin, mais le destin n’a aucun livre.
Léon-Marc Levy
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