Mohammed Khaïr-Eddine, le poète médusé, par Mustapha Saha
Mohammed Khaïr-Eddine, foudroyé par la camarde en pleine force de l’âge, traverse la littérature comme une étoile filante, emportant, dans son auto-consumation flamboyante, ses révoltes épidermiques, ses transgressions pathologiques, ses arborescences stylistiques. L’éternel adolescent atrabilaire taille très tôt, à coups de néologismes ravageurs, sa statue d’enfant terrible, cuirassé dans la carapace d’arthropode, cerné d’indomptables antipodes, halluciné de tragiques apodes. De métamorphose en métempsychose, l’ombre de Kafka veille sur son écritoire. La nausée s’éclabousse en échappatoire. Entre verve accusatoire et sentence abrogatoire, la stance, infusée d’oralité prosaïque, multiplie semonces et réquisitoires. Les rafales de mots, dissociés de leur structure sémique, médusent la critique. Le sens s’engloutit dans la bétoire anaphorique. La plume injecte sa glaire polychrome dans l’incandescente blessure butinée par des abeilles sauvages. La cruauté se constelle dans l’entrechoc des syntagmes. Les paradoxes s’étouffent dans le diaphragme. L’indéfinissable souffrance se dénaturalise dans la vocalise. Les sinuosités significatives s’entremêlent jusqu’à l’électrocution libératrice. Une écriture parodique, taraudée par l’oubli, allergique aux prérogatives établies, destructrice des paradigmes prosodiques. L’insubordination systématique s’idéalise.
Les correspondances chambardées, les concordances démantelées, les métaphores fracassées se succèdent dans une avalanche d’images insaisissables. Les strophes se replient sur elles-mêmes comme des talismans indéchiffrables. L’effet cyclone produit instantanément son vertige. Entre verve accusatoire et sentence abrogatoire, la stance, infusée d’oralité prosaïque, multiplie semonces et réquisitoires. Le potache inaccompli prend un malin plaisir à cultiver l’incompréhensible. L’intelligible est jeté aux hyènes. Une technique éprouvée de la diversion. Un coup de pioche dans la fourmilière et que saillisse pépite inespérée dans la dispersion ! Le dithyrambe explosible traque l’invisible dans ses replis intraduisibles. Le choc poétique s’étincelle dans l’imprévisible. Qu’importe la cible, le verbe irascible, la fureur incoercible, seul compte l’indicible.
Le poète maudit pratique sciemment, méthodiquement, l’art de la guérilla linguistique, la circonlocution pour échapper aux chemins battus, la réitération pour débusquer les fausses vertus, l’amplification pour dévoiler les mobiles secrets, la digression pour démonter les machiavéliques décrets, l’élucubration pour révéler les perfides non-dits, la divagation pour braver les absurdes interdits, la provocation pour secouer les âmes endormies. Mohammed Khaïr-Eddine s’inscrit, en vérité, dans la vieille tradition des poètes libertaires, des fous éclairés, des mystiques illuminés, des troubadours irrécupérables, analystes intraitables des tares sociétales, brocardeurs indomptables des prépotences gouvernementales, hurleurs insupportables d’évidences vitales, sans cesse vivifiés par la mémoire populaire. Abderrahmane Al Majdoub, réactualisé par une célèbre pièce de Tayeb Saddiki, en est l’exemple spectaculaire. Ses quatrains sont gravés dans la mémoire collective en maximes et proverbes.
Le récit fragmenté difflue dans des laves flambantes, des cendrées retombantes, des vapeurs aveuglantes. L’inextricable contexture volatilise les visions obsessionnelles dans la fugacité, les entités conventionnelles dans l’opacité, les détonations passionnelles dans l’herméticité. La discontinuité discursive sape à la racine la logique narrative. L’auteur assume sa névrose mal corrigée, sa rêverie mal dirigée, son architecture mal érigée. L’idée s’abrège au seuil de la formulation. N’en demeurent qu’ondulations coruscantes. L’incendiaire proclamé sème des flammèches.
La stylistique fractale d’Agadir télescope les vociférations segmentales dans une étourdissante descente au purgatoire. Khaïr-Eddine s’incorpore toutes les malédictions sociétales, se scarifie de griffures létales, quête âprement la phrase totale. La ville, désintégrée par la secousse fatale, dégorge ses déliquescences congénitales. La terre, tripes dehors, exhibe sa tragédie sans décors. L’auteur-narrateur, sombre enquêteur, ne retrouve de la condition humaine que mutilations sous les décombres. Le cataclysme matérialise le malheur dans son paroxysme. La fin du monde se concentre sur un point focal. Le chaos abolit la mémoire. L’histoire passe à l’écumoire. Le sens de l’existence s’atomise dans la poussière. Ne subsiste dans les gravas qu’amnésie générale, le déracinement comme mutation spectrale, l’exode comme désespérance latérale. Le râle des survivants désagrège la raison. Le témoignage se fait séisme mental. Le récit s’enduit d’invraisemblance pour occulter l’insoutenable. Les thématiques sépulcrales ne drainent que pétrifications cadavériques, locutions colériques, liquéfactions métaphoriques. La catastrophe meurtrière exaspère l’arrachement à la mère nourricière. L’expérience traumatique se porte comme hallucination douloureuse qu’écriture, antidote initiatique, transfigure en exaltation fiévreuse. L’angoisse chronique laisse libre cours aux mirages compensateurs. La cité cauchemardesque reconstruite à la hâte n’est qu’un agglomérat de cages à lapins, dégarnie de ses sapins, peuplée de perroquets sous férule du grand vautour, gardée par des mille-pattes venimeux. L’allégorie se projette à l’échelle du pays. Le peuple dans sa totalité grouille dans ses chromosomes. L’imago affronte inépuisablement ses rhizomes. L’autistique ubiquité n’a d’autre échappatoire que la feuille blanche, avec l’obsédante perception baudelairienne de l’esthétique, l’art de représenter la charogne et d’exprimer le beau, la recherche macabre du sublime dans le tranchant de la lime, l’extase solaire dans l’horreur caniculaire, la transcendance stellaire dans la putréfaction cellulaire. L’œuvre entière, perception kaléidoscopique d’un monde inabouti, se compose d’éclats cimentés de soudures miraculeuses. Le raconteur se démultiplie dans les personnages anonymes. Les zombies persécuteurs essaiment sous acronymes. Le poète, sous pression volcanique, ne recule devant aucun blasphème, aucun sortilège, pour démystifier les sortilèges, vouer les privilèges aux géhennes. Il s’excommunie d’une société honnie avant d’en être banni. Il s’exile dans la langue française et les mythologies sarrasines, se réfugie dans les bras de mélusine, endosse la cotte d’ouvrier d’usine, noie son désarroi dans la résine. L’hérétique errance se fantasme en atavique transhumance. La conscience meurtrie se ranime dans la fougue contestataire.
Le déterreur, déracineur méthodique des tubercules folkloriques, apostropheur frénétique du patriarche inamovible, personnification de toutes les autorités oppressives, dénonciateur enragé des servilités endémiques, rêvasseur impétueux d’animisme régénérateur, ne reconnaît de sa berbérité que ses traces archéologiques, ses rémanences didactiques, ses survivances artistiques. Roman parabolique de la dérobade où la nécrophagie, hallucination éthylique, dissimule la hantise de la dégénérescence précoce. Le désir de la table rase, qui liquide l’héritage perverti du passé et purifie le présent se dogmatise. L’incurable écorché vif, déçu par le modeste impact de ses livres, se réfugie dans la nimbe diffuse de l’incorruptible lumière, l’expectation prophétique de fulgurances lyriques. Le grognard impénitent, claustré dans sa thaumaturgique montgolfière, défie les montagnes de son ire convulsive, difracte les nuées de ses illuminations subversives, brandit ses carences d’inspiration comme étendards de sa transgression séculière. Chaque ouvrage est un psychodrame orchestré par une crise existentielle. Le délirant céleste transperce les murailles, nargue les mitrailles, enguirlande les entrailles, organise ses propres funérailles dionysiaques. Le saltimbanque, tapir farouche et crépusculaire, scénarise inlassablement son carnaval. Le chamelier écervelé s’invente intarissablement son festival, ses cortèges de démons et de sorcières, ses rondes de fantoches et d’ectoplasmes, ressuscite le bestiaire de Lautréamont enrichi d’une faune exotique. La forteresse solitaire de l’écrivain est protégée par des myriades d’insectes et de reptiles convertis en signes alphabétiques. La déroutante vipère incarne les vacillations libidinales. La lubricité s’infiltre entre morsure et fissure, griffure et biffure, spasme et sarcasme. L’infernal niche dans le germinal. Dans ligature incomprise, le céraste guette la prise. Le problématique s’éclipse dans l’elliptique. L’excentrique phagocyte l’empirique. Le fantasmagorique révoque le romantique. L’animal s’humanise, l’humain se bestialise dans l’errance égotique. L’extravagance amalgame les non-sens. Les temporalités se confondent. La syntaxe se dévergonde. La sémantique vagabonde. Le fragmentaire absorbe les interprétations impossibles. N’est-ce pas son génie d’alchimiste, cette transmutation des répulsions frustratives en fulminations créatives.
Mohammed Khaïr-Eddine, démarche indolente d’échassier dégrisé des causes perdues, définitivement revenu de ses guérillas discursives, ressemble, en fin de parcours, à l’ibis chauve tapi dans sa paroi rocheuse. Logographe tombé de la lune, révolutionnaire sans tribune, multitude surgie du même corps négatif pelliculé d’aigreur, il n’aura écrit, dans le dédoublement narcissique, que des autobiographie jurassiques. S’estompent pernicieuses vilenies. Se dissipent sentencieuses verbomanies. S’épure son écriture des fruits défendus, des présages mévendus, des vains malentendus. L’ultime regard sur la vallée natale, l’empathique description d’un vieux couple heureux, ressuscitent l’enfance rurale, l’excellence des pratiques ancestrales, la succulence des traditions culinaires, la truculence de la langue millénaire, la poétique des fluidités ordinaires, la mystique des limpidités visionnaires. Le long poème épique à la gloire d’un saint méconnu se sacre et se consacre en berbère dans la calligraphie rituelle. L’épure conceptuelle s’accomplit dans l’extase factuelle. S’achève sur rivages désertiques l’interminable cavale. Agadir renaît de ses cendres maléfiques, se pare d’atours béatifiques, s’offre, comme une prostituée délavée de ses péchés, aux lascivités estivales. Gîtent en sodalité les grues et les flamands, les cigognes et les cormorans, les balbuzards et les goélands. Gambadent en liberté les gazelles magnifiques. Fleurissent en beauté les arganiers bénéfiques. Sur stèle intemporelle se profile le sphinx antique. S’effacent sur tablettes les macabres diagrammes. Le mythe se forge dans l’énigmatique épigramme.
Mustapha Saha
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