Mohamed Leftah ou l’écriture crépusculaire (par Yazid Daoud)
Les romans de Mohamed Leftah sont connus pour leur brièveté et leur poésie. Ses textes rythmés et nimbés (mot qui revient très souvent chez l’auteur) de plaisir, de désir et de sexualité ne cachent pas l’atmosphère maussade et lugubre où vivent les personnages. Au bonheur des limbes est le roman d’un personnage anonyme qui, dans un récit à la première personne, raconte sa vie dans le Don Quichotte, bar où se réunissent des personnages mi-fictifs mi-réels. Le roman est presque enfermé dans ce bar que le narrateur assimile à un enfer (selon lui, c’est une fosse, une catacombe…). Le mot fosse suggère aussi, dans le domaine du spectacle, un endroit invisible aux spectateurs et où se cachent des orchestres. Le roman serait ainsi une descente vers le monde inconnu des habitués des bars nocturnes. L’écriture crépusculaire réside dans le fait où le lecteur a toujours l’impression d’être dans un endroit « ailleurs ». Les personnages, leurs paroles et leurs actions laissent voir une spatialité infernale, une existence post-mortem. En témoigne la présence d’un chien nommé Minos qui réfère au Minos de la mythologie grecque, juge des Enfers : « Minos est le chien au cœur fidèle du ‘Don Quichotte’. C’est Warda qui lui a donné le nom de ce chien qui, dans l’Enfer de Dante, enroule sa queue pour indiquer aux condamnés à quel cercle ils doivent descendre » (éd. La Différence, p.45).
Le roman sépulcral est aussi celui de Warda, la fleur qui sera « écrasée ». Ses premiers plaisirs charnels ont été vécus dans un « jardin-cimetière » et lors d’un viol. Cette confusion entre l’espace paradisiaque et celui de la mort fait de sa vie une Mort-Vie : « Elle se retrouva allongée de force sur le dos et s’étonna de la dureté du sol, pourtant couvert d’une riche végétation aux fraîches et juvéniles senteurs. Elle réalisa en un éclair qu’on l’avait couchée sur une tombe. Sa tombe et son précoce lit nuptial » (éd. La Différence, p.80-81). Le lieu du plaisir se confond donc avec celui de la mort comme dans tout le roman où les personnages boivent de l’eau-de vie dans une fosse-catacombe (mais véritable catacombe) suggérant la mort. Nous n’oublierons pas que l’auteur considère son roman comme une descente dans la dernière ligne du texte : « A la femme. Il me plaît de conclure cette descente sur cette dédicace » (éd. La Différence, p.155).
Peu après ce roman, Mohamed Leftah écrit L’Enfant de marbre, qui continue l’histoire du personnage principal, nommé désormais Ahmed. Le roman relate une enquête fantastique que mène le personnage pour vérifier si la tombe de l’enfant nommé Karim est celle de son fils mort-né qu’il n’a jamais vu et qu’il avait offert à la science. Dès le début, après avoir évoqué le souvenir de Warda, du Don Quichotte et de la fosse, le narrateur nous promène dans un cimetière. Dans « ce croisement spéculaire de la fiction et de la réalité » (éd. La Croisée des chemins, p.25), le narrateur Ahmed réalise grâce à la blancheur des fleurs posées sur une tombe qu’il s’agit d’un enfant. L’épitaphe ne précise pas le nom de famille et note seulement « Karim », nom qu’il voulait donner à son fils mort-né. Cette coïncidence donne lieu à une aventure où l’on n’arrive pas toujours à distinguer le réel de l’irréel. Ici donc, l’écriture crépusculaire se voit plutôt dans le fait que toute la quête n’est motivée que par une épitaphe et n’est faite que pour identifier un mort.
Daoud El Yazid
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